A peine six mois après son titanesque A New Life, le sarde Eugenio Caria revient chez Denovali pour publier Tourette, oeuvre qui semble finalement plus dressée autour de la maladie mentale en générale, que sur l’ancien disciple de Charcot et dépositaire du syndrome préféré de ceux qui moisissent devant NRJ12. Même si A New Life était un très bon album, il faut avouer aujourd’hui avec le recul que sa trop longue durée, sa grandiloquence parfois gratuite et son caractère un brin trop chargé, l’ont un peu éloigné d’une excellence pourtant à sa portée. Parce que les albums vers lesquels on revient souvent sont forcément les plus exposés à la critique, il restera pour moi aussi éreintant que passionnant. Bien que son concept se voulait tourné autour de la naissance, on ne m’enlèvera pas de l’esprit qu’il y avait déjà là un attrait sévère pour les anomalies mentales, et plus globalement un regard plein de compassion vers la folie pure. L’intitulé de ce second opus renforce dans cette idée. Si on pleure dès les premières secondes de vie, c’est peut-être par lucidité face à la folie à venir.
Bien plus « électronique » que son album précédent, Tourette puise toute sa profondeur et sa qualité dans ses fractures. Plus précisément dans ses décharges glitchées, sans pour autant révéler un disque purement focalisé sur la ryhmique. Il aurait certes été plus convenu de réaliser un album de breakcore coprophage pour illustrer les mécanismes sauvages de tout désordre cérébral compulsif, mais l’italien est un esthète subtil, bien trop perfectionniste pour ça. La démarche narrative chronologique est toujours aussi présente, tout comme le mécanisme syncopé des aiguilles du temps qui passe. Avec ce qu’il faut de mouvements giratoires, de germination pathogène dans la substance noire et la matière grise. Pour céder à l’attente plutôt qu’à l’ennui. Tout ça SaffronKeira le fait très bien, surtout dans sa capacité à transformer le métronomique en sursaut vers l’inconnu. Le polymorphe First Steps pose donc comme il se doit les bases d’un album qui sera amibe ou ne sera pas.
1859-1904, dates de naissance et de mort de Gilles de la Tourette. Il n’y a honnêtement pas grand chose dans ce morceau qui puisse évoquer l’oeuvre et le martyr de l’ancien neurologue de la Salpétrière. C’est ce qui fascine (et ce qui énerve) chez SaffronKeira. Cette manière d’exposer un concept aux abords simples et de maintenir toujours la question posée sur les liens entre réalité et imagination. Le titre en question est pourtant plus que réussi pour qui apprécie les fréquences boursoufflées insaisissables, les glitchs très texturées et le bruit blanc gazéifié qu’on rencontre habituellement chez raster-noton ou anciennement Mille Plateaux. Avec en plus une orchestration nomade qui pousse vers l’Orient, la vallée de Ketama ou les intrigues propices aux sabres qui se courbent. Doit on y voir un rapport à l’hypnose pratiquée par le docteur, ou même à l’errance mentale qui le conduit en psychiatrie après qu’une de ses patientes lui ai tiré une balle dans la tête ? Peut-être les deux, ou alors rien de tout ça. Il faudra demander à SaffronKeira. Qui ne répondra sans doute pas…
L’oreille se disperse relativement lors de Motion, où l’insulaire renoue avec les montées trop gratuitement épiques et cinématographiques qui dérangaient déjà un peu sur A New Life. Les potentielles confessions sur le divan d’une patiente n’y changeront pas grand chose. On se prend alors à penser que ce titre est un temps un peu plus mort pour annoncer l’excellent Fragile à venir. Son bourdonnement permanent, son travail très poussé sur un beat et ses relens post-industriels posés sur les sursauts d’un piano vont droit au but. Décrire façon « sound design » les décharges électriques qui s’opérent dans le cerveau mortifié du sujet. Sous toutes ses coupes, l’imagerie par résonnance magnétique a détecté une anomalie certaine. Une mouche nourrie au plutonium a pénétré les fosses cérébrales. La surprise (devrais-je dire la terreur) est garantie pour les curieux qui écouteront. Tous comme les frissons, et l’impression d’opression.
Obsessive Compulsive poussera forcément le vice encore un peu plus loin. Avec ce qu’il faut comme souffle haletant, réflexes plus ou moins somatiques face aux sursauts de l’insecte. Le nerf optique s’emballe dans des fréquences et des convulsions non maîtrisables. Les déclamations anxiogènes de l’examinateur amplifieront également l’angoisse. Bienvenue dans la folie, et dans les céphalées qui parfois l’accompagnent.
Le jeu autour des fréquences de Insensible Crash peut provoquer nausée et language ordurier. Le son se fait de plus en plus épuré, les fields recordings plus omniprésents. Et pourtant, The Disease ouvre rapidement la voie à des encordées et des orchestrations plus compatissantes frontalement au diagnostic. Et si c’était dans l’acceptation qu’on évacuait la folie manifeste. Le piano, bien que malade dans sa colonne vertébrale fait son retour. Les spectres envahissent l’espace autour. Est-ce l’heure du recueillement face à la dépouille ? Ou simplement l’abdication de l’esprit après la séance d’électrochocs ? La question reste entière. Avant que les grosses nappes oniriques ne reprennent, encore, de manière cette fois-ci plus symbolique que purement démonstratrice. En un peu plus de 12 minutes orientées très « composition classique », The Hope en fermeture se révèlera comme le titre le plus abouti dans son armature. Cynisme pur ? Ou abdication et résignation devant ses propres fêlures ? Les réponses aux questions viendront plus tard. Dans le retour aux lésions, la gueule dans l’entonnoir.
Je me serais bien cantonné à un « PUTE PUTE PUTE » pour illustrer ma chronique et être ainsi sûr que tout le monde la comprenne. Toujours est-il que dans un format plus court et certes moins grandiloquent, SaffronKeira dresse les même splendides promesses qui inondaient déjà A New Life. Le meilleur est sans dout encore à venir. Tourette est malgré tout recommandé, à ceux dont l’hypocondrie n’est pas l’affection première, ni à ceux dont le cerveau est un bestiaire.