Chercher le loup dans l’image
Léo est un homme qui s’échappe au premier virage. Un loup des steppes à l’air désespéré mais avec encore l’envie de tout essayer. On le voit au bout du fil négocier avec son producteur d’énièmes rallonges sur un scénario qu’il n’a pas commencé, pour le retrouver plus loin au bord d’une route en train d’accoster un jeune homme et lui proposer de faire du cinéma parce qu’il a vraiment une « super gueule ». Homologue du cinéaste, à la manière d’un Pasolini lâché en monde paysan, Léo va mener ses rencontres comme autant de quêtes de vérités ou de pistes de fictions, parfois infructueuses (« Qu’est-ce que ça peut vous foutre que je sois heureux? ») et parfois trop tout court (se retrouvant en 40 secondes de film affublé d’un nourrisson, figure intrusive et larvesque, presque extraterrestre dans le cinéma de Guiraudie). A travers ce parcours erratique, le film dessine progressivement sa petite Odyssée passant de la Lozère à l’Aveyron, suivant la transhumance de son héros dans les paysages du Grand Causse battus par les vents, cherchant à éveiller en chaque lieu le potentiel légendaire (des panneaux rappellent régulièrement qu’ « ici le loup tue », écho de la menace du silure dans son précédent film) et subversif de ses occupants (monoparentalité masculine, drague intergénérationnelle, euthanasie par le sexe).
Après L’inconnu du lac, parenthèse épurée où il s’astreignait à l’unité de lieu pour se forcer à un cinéma sérieux, Alain Guiraudie s’offre une nouvelle échappée belle qui reprend autant aux contours légendaires du Soleil pour les gueux où les protagonistes se lançaient sur les traces des bergers d’ounayes, qu’aux fuites électrisantes du Roi de l’évasion où Hafsia Herzi remettait en cause l’ homosexualité d’un agriculteur sur fonds de champignons hallucinogènes. On peut trouver dans ce cinéma que quelque chose fonctionne mal au départ, avoir l’impression que les dialogues sont récités, avant d’accepter que cet entre-jeu absurde nous prépare à se passer d’intrigue, pour mieux apprécier un geste de mise en scène qui décloisonne, confondant volontiers écriture de scénario et paternité pour déployer ses grands thèmes : s’évader et engendrer du neuf.
La question du cadre chez Guiraudie est centrale. Souvent presque inesthétique, il appelle d’abord à maintenir une certaine neutralité, de façon à ne jamais induire un ton ou un registre. Une façon de neutraliser la mise en scène pour s’autoriser une pleine liberté stylistique, car ce qui caractérise le cinéma d’Alain Guiraudie, c’est l’audace. Pratiquer le cinéma comme un art du choc, en opérant sa narration au cutter. Confronter pour remodeler en maniant pouvoir du raccord et science de l’ellipse pour faire s’entrechoquer les images, déjouer toutes les pistes de narration attendues, enlever toute leur cohérence aux traditions et aux lieux communs. Hormis une petite voiture rouge, aucun élément ne semble permettre de dater le film, (qui pourrait s’il fallait s’en tenir aux musiques, se tenir dans les années 70) et qui sorti à cette époque, aurait correspondu à ce qu’on appelait du cinéma underground : montage éclaté, destruction de l’esprit de sérieux, libre maîtrise de l’art du cut faisant apparaître des sexes en gros plans, s’enchaîner masturbation et accouchement, visage hiératique du patriarche à la fougue d’un cunnilingus.
A mesure que l’histoire avance le film ose de plus en plus, entraînant dans les salles de cinéma un beau crescendo de réactions surprises ou offusquées, jusqu’à la séquence-tableau du « baiser de la mort », qui laisse le public muet et ébahi, et parachève sa malice en faisant de la vindicte populaire le meilleur gag du film. On peut penser aux aléas bigarrés des premiers films de Pedro Almodovar, au délire scénaristique d’A l’attaque, de Robert Guédiguian. Alain Guiraudie sait exploiter sa cinéphilie à bon escient, empruntant pour dépeindre la chute de son héros « pauvre parmi les plus pauvres », autant à Los olvidados de Bunuel, qu’aux zombies de George Romero.
Aller au loup, animal mythologique par excellence, devient cette même invitation à rejoindre les contes, la fable et le mythe pour mieux fabriquer de nouveaux ponts entre les personnages, de plus riches filiations et de plus belles façons de mourir. Sous le couvert de l’amusement, Guiraudie sait faire apparaître chez les « peuplades régionales » âgées, bourrues, racistes et homophobes les grandes questions de l’art de vivre à l’Antiquité – la liberté malgré la misère (Diogène), le Savoir Mourir (Socrate) – ou la poésie du geste doublement protecteur de dormir avec un bébé pour parer aux cauchemars sociétaux actuels.
Écrit un peu n’importe où lors de la promotion de l’inconnu du lac, le cinéaste albigeois voulait avec ce film faire « un grand voyage pas loin de chez lui », et tenter de composer un équilibre entre comédie et tragédie, rêve et réalité, quotidien et aventure, offrir un point de vue original pour fustiger les nouvelles tendances misérabilistes d’un cinéma français désespérément terre à terre, où « l’émotion a toujours quelque chose de sordide ». Petit film brut, déglingue et digressif, qui offrira sans doute un éclairage mérité à son auteur, pour qui « les films servent avant tout à alimenter les utopies », Rester Vertical est à l’arrivée un film de paternité étrangement sombre et loufoque, un bout de cinéma picaresque qui invite à la décontraction, à zigzaguer, à se chercher et à se perdre, avec pour seule narration la vocation de son héros : faire de l’extraordinaire avec ce que l’on rencontre au bord de la route.