A pas loin de cinquante piges, l’israélien Ran Slavin n’est pas inconnu de tous les bataillons expérimentaux. Maintes fois salué et primé, que ce soit pour ses performances de vidéastes (où le son est très souvent associé), pour des installations très étudiées ou pour le cinéma pur et dur, il a su se faire un nom bien au-delà des frontières très hermétiques de son pays d’origine. Il est passé par des crèmeries aussi sérieuses que Sub Rosa, Mille Plateaux ou Cronicà. Après trois ans de silence, discographique en tous cas, il revient sur False Industries avec un Showing Light à la densité aussi oppressante que magnétique. Cet album réalise l’exploit de pouvoir réunir les « concrèteux » de tous bords, les amateurs d’ambient au sens large et, bien plus surprenant encore, peut-être même les férus de sonorités plus axées sur le clubbing des petits matins blêmes. Seul regret, même si tout un chacun ne le prendra pas comme tel, aucune édition physique n’est répertoriée même si certaines rumeurs établissent l’existence d’une édition cd au tirage plus que limité.
Le jour où la faucheuse viendra tapoter mon épaule, je ne veux pas qu’elle ait les traits et la blondeur de Joe Black. Je veux pouvoir sentir son venin me pénétrer par en dessous, qu’un voile au spectre laiteux éteigne ma chandelle sans la moindre compassion. Enterrez moi nu, face contre le sol, pour que je puisse mieux savourer le goût de ses fruits. J’aimerais pas crever un dimanche, mais j’irais au paradis car l’enfer est ici. Point de couardise vis à vis du jugement peut-être à venir, les tours de lumière érigées par Ran Slavin m’indiquent déjà le point de sortie.
Qu’on ne s’étonne donc pas de trouver dans cette oeuvre une somme importante de temps morts. D’ambiances suspendues à des silences presque imperceptibles, mais qui jouent un rôle essentiel. Un rôle glaçant, pervers, épidermique, doté du sadisme des absences qui maintiennent malgré tout une certaine emprise. Y succomber est un peu comme se faire greffer du verre cassé sous la peau. C’est extrêmement douloureux et anxiogène, mais on y revient sans cesse avec la même envie d’en découdre. Musique, fais moi mal pour que je me sente vivre.
L’album débute par un State of Nostalgia où il faudra accepter de se cogner à des murs de graves ronflantes, à des mécanismes oscillo-battants qui dévoilent puis camouflent les contours d’un infini cloaque. Un peu comme si le Sheitan, oeuvrant comme à son habitude en souterrain, armé d’un stéthoscope captait les résidus d’un dancefloor au-dessus pour mieux ouvrir le sol en deux le moment venu. Danse et danse encore jeune Babylonien, car demain l’apocalypse aura le sourire carnassier de ton propre déclin.
Suivront ensuite des titres certes moins puissants mais révélant encore plus de terreur et d’oppression. Des harmonies mortifères, des ondes chancelantes et cet ersatz de micro beating singulier (certainement puisé dans des erreurs sonores plus ou moins volontaires). Chaque frottement, chaque poutre qui grince, chaque sursaut s’invite comme un massage drainant le sang et le bas du ventre. La deuxième moitité de Towards the Light libèrera d’ailleurs un « brillant » crescendo contenu, comme savent en construire les barons du dark ambient, où on ne saurait définir si les matières industrielles s’échappent d’un corps ou le pénètrent.
Soulignons aussi comme il le mérite le très tortueux Memory of Him, impressionnant dans le travail de compression et de par sa pulsation résolument technoïde bien que frelatée. Très bien placé dans le tracklist, il se révèle au gré des écoutes comme un des plus passionnants, plus particulièrement dans ce qu’il maquille.
Tokyo Noir semble reprendre les choses où la deuxième moitié de Towards the Lights les avait laissées, reconnectant un peu l’album d’aujourd’hui à la période Mille Plateaux de l’artiste israélien. C’est encore une fois construit de manière très intelligente, en plus d’être un très bel exemple de techno lente et rampante aux fourneaux jamais trops démonstratifs.
Même si je déteste les chroniques « track by track » et que là, ça commence franchement à y ressembler, je ne peux pas ne pas évoquer Drifting Ways et Pulse Magnetic. Avant tout parce que ce sont tous deux de grosses tueries. Mais surtout parce que l’israélien intègre à son soundcsaping de damné des éléments moins attendus. La trompette défoncée sur le premier cité, et des superbes lignes de guitares complètement inespérées sur le sublime second, apportent un regain de chaleur non négligeable à cette arme sonore silencieuse et létale.
Vous aurez compris j’en suis sûr que Showing Light est pour moi une énorme chouquette dans la gueule. Vous vous étonnerez probablement encore moins que je vous conseille de ne la savourer qu’aux heures sombres. Et seul.