Comme nous vous le disions dans une précédente chronique, lors de laquelle nous procédions à une vivisection minutieuse de son catalogue, le label Dement3d est sans aucun doute la meilleure chose qui soit arrivée à la Techno française ces 10 dernières années. Depuis sa création en 2011, la structure taciturne par essence, underground par conviction, a su se forger une identité forte grâce à un flair, une vision et une élégance indiscutable et ce, malgré une équation commerciale caractéristique de l’orthodoxie underground : presses rachitiques x no repress. Equation sous forme d’aubaine pour les requins de Discogs, ces charognards qui alignent leur pricing sur la rareté et la qualité des sorties qu’ils achètent en quantités indécentes ; deux critères plus que respectés sur la plupart des sorties dudit label. Et hasard ou non, devinez quelles sorties tiennent la palme de ce festin de cons ? Bien évidemment, Indirect Light EP et The Last Vehicle EP, deux premières sorties du collectif français, les tout-puissants Polar Inertia, sujets de ce billet fiévreux.
Avant toute chose, et bien que ces mots aient déjà assombri d’autres pixels auparavant, j’aimerais, si vous me le permettez, dès à présent poser les bases de cette chronique afin qu’il n’y ait aucune confusion possible par la suite sur la teneur de mes propos : Polar Inertia est, à l’heure actuelle, et ce depuis sa création en 2011, la meilleure formation Techno française. Fleuron d’une industrie déficitaire, étendard d’une génération noir et blanc frappée d’une indécrottable carence sérotoninergique, concept artistique racé, érudit dont les contours dépassent amplement la simple quadrature du bocage Techno, l’entité sibylline incarne avec classe une certaine vision de la musique électronique. Polar Inertia, c’est une affaire d’esthète, sans revendication pédante ou onanisme arthritique toutefois, ce qui est assez rare pour être souligné.
Adepte d’une prise de parole morcelée et énigmatique, le collectif a su façonner pour ce dernier opus un teasing discret mais diablement efficace grâce à d’étranges vidéotransmissions parasitées laissant deviner l’arrivée du tant attendu Kinematic Optics EP. Prenons pour preuve l’une des premières transmissions postées, disponible à cette adresse, dont nous vous laisserons apprécier l’atmosphère délicieusement anxiogène.
Vous commencez à saisir ? Bien, nous pouvons donc commencer. A l’instar de ce teaser que l’on croirait extrait d’une cassette endommagée retrouvée sur le tournage de Blair Witch, les productions des français ont toujours fait la part belle au froid autant qu’à l’effroi. Kafkaesque, mordante, dardée de stalactites acérés et bordée de crevasses insondables, l’expédition proposée sur Kinematic Optics ne démentira pas la trace frayée par leurs deux précédents EPs – oui, c’est tout à fait sciemment que j’exclue de ce palmarès l’EP Remixed, vaste fumisterie pour quiconque ayant pris la peine d’écouter attentivement les deux sorties précédemment citées. Outre le champ sémantique explicitement polaire utilisé – Hell Frozen Over, Vertical Ice –, la vaste palette de sonorités déployées illustrent à merveille l’ère glaciaire, post apocalyptique et désolée, dans laquelle nous sommes plongés dès l’écoute de l’introduction, Floating Away Fire. Leur musique n’est d’ailleurs jamais aussi resplendissante que lorsqu’elle est savourée en solitaire, loin, très loin des parterres fanés des clubs de la capitale, lors de marches nocturnes hivernales servilement tenu au joug d’un givre tranchant. De tranchant, la track suivante n’en manque aucunement. L’immense Hell Frozen Over, berceuse pour Cerbère, déroule un impressionnant schéma narratif ponctué par les sommations d’un kick despotique et grommèlements Drone bientôt troublés par de brèves incursions Ambient, nappes écarlates comme autant d’interventions divines. L’Ambient Techno à son paroxysme, peut être bien, mais cela sans compter sur la colossale Vertical Ice et ses 11m58s. 11 minutes et 58 secondes d’une Techno nappée, solaire, organique, vibrante, foudroyante, l’ascension d’Icare, la descente en moins. Du Polar Inertia dans la plus pure tradition de ce à quoi ils nous ont habitués – la symétrie avec Black Sun ou Parallel Transport est ici particulièrement évidente. On pense également à la désormais traditionnelle track narrative flippée, ici nommée Kinematic Optics, qui offre cette dimension cinématographique, presque tangible à l’univers du collectif, jamais très loin d’un remake de The Thing – ce chef d’œuvre d’angoisse –, ce qui n’est pas pour nous déplaire, comme vous vous en doutez.
Là où en revanche, la scission avec les précédents EPs est plus distincte, c’est lorsqu’arrive le moment d’écouter la seconde partie du double LP, vinyle blanc cette fois-ci, doté de deux tracks uniquement. D’une durée respective de 21m10s et 19m51s, Can’t See Well Enough To Move On? Part One et Part Two, constituent à elles seules un album, une véritable œuvre dans l’œuvre. Les plus sceptiques d’entre vous s’en remettront, comme d’autres grands érudits des musiques expérimentales de notre rédaction avant eux, à l’évidence : ce qui n’aurait pu être qu’un appendice superflu à un excellent EP, parenthèse capricieuse sans réel attrait, est en réalité une excursion Ambient \ Drone d’une adresse frappante. La première partie développe un sound design sci-fi mutant, grésillant et tortueux peu à peu sublimé par un afflux Drone rasséréné. Lente progression vers l’ataraxie. La deuxième partie, du même acabit et peut être même meilleure encore, suit une évolution inverse ; de suaves nappes et ricochets phréatiques émergent, au fil de la mesure, des émanations Drone bientôt secondées par de vives percées Noise. Epanchements et saignées longilignes sur marbre de Carrare, la beauté d’une Vénus éviscérée.
Dotée d’une esthétique sans faille, lézardée de tensions infernales, parsemée d’entrebâillements mélodiques, éclairs de génie d’une clarté aveuglante, Kinematic Optics, est une œuvre dantesque que l’on croirait née au bord des eaux gelées du Cocyte. Par bien des égards semblable à ses prédécesseurs, ce dernier EP leur est pourtant bien supérieur par son exécution patiente, mesurée, son raffinement et sa maturité. Il viendra sans aucun doute légitimer la passion démesurée de ceux qui, comme moi, vouent un culte compulsif aux sorties du collectif – quitte à payer 30 balles pour un EP de 4 titres – et contentera aussi bien les brûleurs d’acétate Techno que les amateurs de musiques expérimentales en général. Une réconciliation qui semble déjà faire l’unanimité puisque le label a annoncé, il y a quelques jours de cela, l’écoulement complet des 540 copies disponibles et ce, dans un temps jamais égalé pour une sortie du label… Aux retardataires qui parcourent ces quelques lignes la larme à l’œil, j’adresserai enfin ces quelques mots de piètre réconfort : « Brace yourselves, Discogs sharks are coming ».