Deux ans après nous avoir conviés à un périple à travers les eaux grecs, Oiseaux-Tempête restent fidèles à la méditerranée et posent les jallons d’un nouvelle oeuvre politique, cette fois-ci entre la Turquie et la Sicile. Emmené par Frédéric D. Oberland (guitares), Stéphane Pigneul (basse), Ben Mc Connell (batterie), rejoints pour l’occasion par l’illustre clarinettiste Gareth Davis, le groupe avait subi malgré lui à ses débuts un trop rapide étiquetage « post-rock ». La présence d’un instrument à vent leur attribue aujourd’hui tout aussi hâtivement une connotation jazz. D’autant plus étrange, pour un groupe qui « silencieusement » construit une utopie où les humains seraient encore pénétrables avant tout de par ce qu’ils ont à partager, et où les castes et frontières seraient à démonter comme autant de murs de la honte.
Peu importe le genre auxquels on les associe, il existe des disques dont nous contemplons l’artwork et que nous sommes immédiatement persuadés d’aimer. En d’autres lieus, on nommerait ça un coup de foudre. Ici aussi donc, peut-être encore, en fonction de notre attirance pour les naufrages où le gros temps coule dans des mers démontées. Peut-être parce que malgré l’issue (in)certaine, certains courageux, férus de révolution qu’on leur volera de toute façon, acceptent encore de s’y jeter par dessus bord. Pour nager au milieu des capitaines épris de lâcheté, des embarcations de fortune et des oiseaux mazoutés. Pour arracher un pavillon blafard avant la définitive coulée, le remplacer par le dernier étendard qui mérite d’être porté. Celui du noir, représentant de ce peuple colérique aux yeux rougis. Celui qui rêve de crever lentement le regard des états complices et hypocrites avec ses pouces, celui qui ferait bien du capitalisme un Picasso. Le sourire sournois corrigé au cutter, c’est vrai qu’il serait tellement plus beau.
ÜTOPIYA? relate donc ce périple en eaux troubles, en territoires complexes, où le coût de la vie est aussi dévalué que le franc CFA. Non loin des plages lybiennes où on égorge à tours de bras, à quelques embardées des échoués de Lampedusa. Avec peut-être une batterie moins éclatante que par le passé, mais avec un caractère incisif dans les riffs qui donne un peu plus qu’un côté punk intelligent à tout l’ensemble. La clarinette de Gareth Davis apporte une plus-value incontestable, évoquant ces nuits d’Orient où les âmes se promènent et où les sentiments sont vrais et indélébiles. Tout le caractère somptueux du disque est contenu dans un titre, qui arrive peut-être même un peu trop tôt pour ne pas écraser le reste lors des premières écoutes. Ütopiya / On Living, où la mélodie est juste imparable et où la ré-interprétation en anglais du poème de Nazim Hikmet par GW Sok (The Ex) renvoie à autant d’espoirs que d’impuissance. Parce que c’est juste beau, foutrement triste et que ça pousse à surtout ne pas déposer les armes.
Le reste se révèlera avec le temps comme tout aussi indispensable, cousu de plages plus propices à la contemplation et d’autres où la tension se sublime dans des élans oniriques. On retiendra plus particulièrement Yallah Karga (Dance song), suite à peine masquée à Buy Gold (Beat Song) de l’album précédent, où on ne sait si les appels à la prière trouveront l’écho qu’ils méritent dans le coeur des assiégés. Les deux longues pièces Soudain le ciel et Portails of Tomorrow, probablement issues de sessions plus improvisées et où les field recordings ont un écho tout particulier. Difficile aussi de ne pas citer le surprenant Requiem for Tony, dont on ne sait s’il est un véritable hommage à Moroder où à Tony Montana lui même.
ÜTOPIYA? est un album magnifique, un pavé dans la gueule des charlitudes de façade, des révolutionnaires de boudoirs, qui veulent bien s’émouvoir du sort des pauvres mais de loin, pour préserver la nouvelle sacrosainte gentrification. Il évoque cette époque formidable, critique, où l’Europe des lumières regarde ailleurs pendant que d’autres ne peuvent que conjuguer leur futur au passé décomposé. Grand disque.