Diplômé en philosophie, membre du groupe ACHAB, Tancréde Ramonet crée en 2002 avec son frère et des amis la société de production Temps Noir. Boîte à qui on doit le documentaire Ni dieux ni maîtres : Une histoire de de l’anarchisme, diffusé il y a quelques semaines sur Arte.
Hier comme aujourd’hui, l’hydre qu’est l’anarchie demeure l’objet d’autant de fantasmes que d’impostures. Dans une volonté de rendre aux lions le droit de raconter l’histoire de leur jungle, le réalisateur débute son récit à l’orée du 19ème siècle. Après la révolution française, où l’industrialisation et le libéralisme ont su faire triompher les théories d’Adam Smith, tout en les neutralisant de leurs portées « sociales »…
C’est une époque où l’ouvrier n’est reconnu qu’à la force de ses bras. Où ses seuls droits sont ceux de boire de la mauvaise bière et de faire des enfants. Rejetons qui, pour participer à la survie familiale, connaitront la mine ou l’usine avant l’instruction. Parce que l’ignorance a été de tout temps le bras armé de l’oppression. Et ce qu’elle vienne de l’Etat, du curé ou du patron.
Les journées de travail sont alors aussi harassantes que le salaire est dérisoire. Paysans, terrassiers, mineurs, bouchers, marins, employés du chemin de fer et tourneurs n’ont alors devant eux qu’un seul choix kafkaïen : accepter l’esclavage moderne ou mourir de faim.
On parle alors d’un équilibre des ventres vides, maintenu en place par une aristocratie qui a survécu à la révolution, et par une bourgeoisie que ne dit pas encore son nom.
Bien avant d’évoquer les utopies du grand soir, ce documentaire réintègre ici ceux qu’on a failli effacer des livres d’histoire. Théoriciens et prolétaires qui ont payé de leur sang leur insurrection populaire et leurs idéaux libertaires. Il n’y en a pas un sur cent, et pourtant, ils existent : les anarchistes.
De l’embryonnaire pensée de Proudhon à l’épopée tragique ukrainienne du cavalier Nestor Makhno, des massacres de la Commune et de Chicago à l’agonie triomphante de Sacco et Vanzetti, en passant par les éclats et sabotages des propagandistes par le fait, les conflits idéologiques et (surtout) d’ego entre Bakounine et Marx, la révolution sociale concrète mais furtive de Durutti à Barcelone et des frères Flores Magon au Mexique, dans une chronologie relative, de 1840 à 1945, en deux épisodes durant un peu plus d’une heure, Tancrède Ramonet et les historiens/chercheurs qui l’ont aidé n’oublient presque rien.
Surtout pas de dire à quel point la pensée libertaire fut à l’avant-garde de la lutte sociale et des méthodes d’éducation alternative. Ni même que dans ses incontestables excès, elle aura tué autrement moins de monde que ses ennemis intimes : le capital, le communisme totalitaire d’Etat et les fascismes.
Mais l’étude minutieuse du documentaire – à la lueur de faits historiques, intellectuels et scientifiques – permet aussi d’énoncer que l’histoire de l’anarchisme ici présentée par Ramonet est envisagée à partir de ses propres sympathies et sensibilités, mais surtout par le romantisme qu’il semble lui vouer. Loin de moi l’idée de comparer son travail à une oeuvre partiale et donc partielle… je me permets simplement d’apporter des nuances, et de souligner certaines omissions et approximations.
Bien qu’il en soit l’incontestable précurseur et le père fondateur auto-proclamé, l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) aurait peut-être mérité un éloge légèrement moins béat, ou, disons le clairement, un peu plus contrasté. Encore plus quand un tel documentaire tente d’octroyer la paternité du féminisme et de l’anti-fascisme à la pensée libertaire dont Proudhon serait le dépositaire. Bien qu’elles y aient tenu une place importante, à l’instar de Louise Michel et d’Emma Goldman, on pourrait bien sûr déclarer que les féministes n’ont pas attendu les anarchistes pour exister. Mais les simples citations suivantes devraient suffire à dépeindre AUSSI Proudhon comme un phallocrate « légèrement » antisémite.
« L’égalité politique des deux sexes, c’est à dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques est un des sophismes que repousse non seulement la logique mais encore la conscience humaine et la nature des choses. La famille est la seule personnalité que le droit politique reconnaisse. Le ménage et la famille, voilà le sanctuaire de la femme. » (Le peuple. 12 avril 1849)
« Oh! J’ai dit trop de bien de la femme. Je le regrette, je ne le rétracte pas : j’ai peint la femme idéale; elle est toujours idéale, quand elle n’est pas mauvaise, la femme. Mais j’ai peint aussi la femme normale. Et nous sommes au-dessous de la norme. » (extrait de La Pornocratie ou Les femmes dans les temps modernes. 1875)
« Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer. Par le fer, par le feu ou par l’expulsion, il faut que le juif disparaisse. » (Carnets. 1847)
Loin de moi l’idée de réduire la pensée proudhonienne à ces dérives-là. Mais il convient de nuancer la personnalité de celui dont les écrits sur la propriété et l’idée de banque du peuple font souvent paroles d’évangile. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais malgré un contexte d’époque qui ne fera pas ici alibi, on voit bien que Proudhon avait aussi des idées particulièrement bénies par l’Eglise à l’époque. Ce qui expliquera sans doute pourquoi l’extrême droite Maurrassienne ainsi que celle de l’Oeuvre Française auront tenté de récupérer certaines de ses pensées des années plus tard…
En matière de féminisme, le réalisateur semble commettre une erreur historique en affublant la primeur du premier ouvrage féministe à l’anarchiste Virginia Bolten (La voix de la femme : Ni dieu, ni patron, ni mari. 1896) alors qu’Hubertine Auclert (à qui on pourra reprocher d’avoir collaboré avec « l’infréquentable » Edouard Drumont) publiait La Citoyenne dès février 1841. De là à y voir une ré-écriture de l’histoire du féminisme à partir de la passion que la femme doit vouer à Marx, il y a un pas que je ne franchirai pas.
Je préférerai regretter la non mention d’un autre grand homme du socialisme, qui lui aussi ne brillait pas par ses sympathies marxistes, à savoir Louis-Auguste Blanqui, stratège insurrectionnel qui fait encore aujourd’hui référence en la matière, et qui aura cruellement manqué aux communards (du propre aveu de Marx) durant leur soulèvement populaire.
La pensée de Charles Fourier (1772-1837) aurait à mon sens elle aussi mérité le droit de citer. Son analyse critique de la révolution et ses théories sur l’attraction passionnée aurait pu servir de contre-point à tant d’emphase. Encore plus quand on sait que Bakounine lui même avait prophétisé les dérives totalitaires d’un parti fort au détriment du prolétariat.
Tout comme je regretterais le caractère lapidaire de la mention du conflit entre Marx (et son allié Engels, lui aussi non mentionné, bordel) et Bakounine, réduite à de simples querelles idéologiques, entre ceux qui prônent la prise de l’Etat par le prolétariat et ceux qui prônent la destruction pure et simple de celui-ci (l’Etat). Alors que l’ego de ces deux là auraient mérité au moins un bon quart d’heure de concentration. Tout comme la place dans le mouvement que reconnait le documentaire à l’italien Malatesta, alors que son programme anarchiste demeure à ce jour, même si irréalisable, comme un des écrits les plus aboutis autant sur le plan idéologique qu’ intellectuel.
Tancrède Ramonet semble aussi nourrir une empathie certaine pour les propagandistes par le fait qu’étaient Ravachol ou la bande à Bonnot. Et on ne pourra pas lui en vouloir. Il aurait été cependant tout à fait honnête de mentionner, toujours en contre-point, que les glorieux individualistes n’ont pas fait qu’accoucher plus tard des tout aussi glorieux situationnistes, mais également de grands égoïstes, dont l’enrichissement personnel était la seule motivation sous couvert d’anarcho-cryptisme. On pourrait citer parmi eux bon nombre de dictateurs, mais aussi des bandits comme Albert Spaggiari (et son braquage sans armes, ni haine, ni violence) ou Jacques Mesrine (même si sa rencontre avec Charlie Bauer aura révélé une pensée révolutionnaire autrement plus aboutie à la fin de sa vie).
Pour parfaire l’oeuvre, un troisième volet allant de l’après guerre à nos jours aurait bien sûr mérité d’être réalisé. Il aurait été question de Mao, de la révolution cubaine, d’Action Directe, des Brigades Rouges, de Mai 68 et de bien d’autres faits et personnages marquant l’histoire des pensées et pratiques révolutionnaires et de la lutte sociale. De toutes ces fois où le peuple et le prolétariat se sont faits massacrer et voler leur révolution. Arte a visiblement, selon les dires de Tancrède Ramonet, refusé la suite du projet.
Mes spéculations personnelles penchent pour un droit de suspicion légitime. Je m’explique. Dans bon nombre d’interviews qu’il a menées depuis la sortie du documentaire, Tancrède Ramonet a à maintes et maintes fois dit qu’il voulait connecter Nuit Debout, le groupe de Tarnac, l’action anti-fascites moderne, le courant musical punk, les ZAD, la révolution des YPG d’Abdullah Öcalan au Rojava et le féminisme d’Ovidie, comme des mouvements qui selon lui pourraient se réclamer du socialisme libertaire originel. Si tel est le cas, et malgré ma sympathie (pour ne pas dire adhésion totale) envers les travaux de Coupat et la révolution kurde, je comprends qu’Arte ait refusé la suite. Pas par censure, juste par souci de clarté. L’agglomération de tout mouvement spontané à une idéologie anarchiste relève à mon sens de nébulosité cryptique, voire de malhonnêteté intellectuelle et politique.
Ce documentaire n’en demeure pas moins un travail de synthèse et d’histoire exceptionnel. On se demande alors pourquoi Tancrède Ramonet a senti le besoin de joindre au générique des deux épisodes une chanson à mettre au crédit du groupe dont il est le membre. Outre les qualités musicales subjectives de son groupe, les images associées participent elles aussi à rendre son propos nébuleux. Son excellent documentaire ne méritait pas cette auto-promotion discutable. Mais il est peut-être là aussi question, en réponse au documentaire, de ma sensibilité personnelle à l’égard du mouvement…
Bien que très large sympathisant (pour ne pas dire plus) à la cause, je pense que la pensée libertaire et socialiste doit faire sa propre autopsie si elle veut renaître, et voir certaines de ses résurgences comme des manifestations d’échec.
Comme l’avait prophétisé Bakounine (encore lui), nombreux auront été ceux à oublier leurs idéaux pour leur profit personnel une fois les arcanes de l’état pénétrées et l’ivresse du pouvoir goûtées jusqu’à la lie. L’état a de tout temps censuré, torturé et assassiné les anarchistes. Mais certains anarchistes, dans leur volonté d’entrisme, n’ont pas voulu voir que le ver était dans le fruit défendu : le pouvoir, l’état et l’attraction qu’il génère.
L’anarchie est aujourd’hui un slogan prêt à être imprimé sur des t-shirts. Il constitue un concept économique viable pour qui veut créer un bar se nommant Le Communard, Le Père Peinard ou Le Chat Noir (ci-gît une dédicace toulousaine à peine masquée). La jeunesse et la classe ouvrière n’emmerdent plus très beaucoup le front national, et pour lui faire barrage, osent appeler au front républicain pour faire élire un banquier. L’anarchie et le socialisme libertaire sont en déroute. Mais n’y portent-ils pas une part de responsabilité ? Certaines de ses composantes n’ont elle-pas dans une certaine mesure abandonné la lutte des classes, au profit de combats subalternes qui arrangent bien l’Etat. Ceux-là même, qui ont abandonné ces sauvageons des banlieues qui dénonçaient les inégalités et la discrimination en brûlant même les voitures de leurs voisins. Très peu d’anarchistes et d’anti-fascistes ont franchi le périph’ pour se mêler à eux, cantonnant leurs manifestations de discret soutien aux rues des très festifs 11ème et 20ème arrondissement. Peut-être parce qu’il sera toujours plus confortable d’envisager le sauvageon comme un fan de Booba qui vend du shit plutôt que comme un camarade potentiel de lutte. Peut-être est-ce pour ça que les organisations anarchistes et anti-fascistes ne comptent dans leurs rangs que si peu de français issus de l’immigration africaine. D’autres, parfois sur des canapés rouges, sont prêts à les utiliser (instrumentaliser). Comme chair à canon d’un monde, où aujourd’hui seuls les fous de dieu sont prêts à mourir pour une idée.
A la santé du vieux monde, et de l’anarchie, qui tous deux semblent souffrir de schizophrénie. La terre lavée par le sang, purifiée par l’incendie. Quand il ne restera rien de tout ce monde pourri, peut-être en ressurgira-t-il un béni.
En ce 1er mai, je m’en vais relire Paris et Hommage à la Catalogne. Et jusqu’au grand soir m’aviner la trogne.
« Maintenant, en plein ciel, le soleil d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s’épandait en un grand baiser.
Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse.
Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »
J’ai souvent pensé mettre un mot suite à une enième découverte zique sous ta plume, je le ferai suite à ce papier :
Merci pour le boulot effectué.