Chiron est un gamin du ghetto de Liberty City à Miami. Fragile et taiseux, le gosse, surnommé Little, a peur de se battre et est parfaitement dépourvu des attributs nécessaires à une « survie » dans un environnement défavorisé, où les postures virilistes servent surtout à imposer le respect et à gagner, au moins pour un temps, un semblant de paix sociale. Chiron est « élevé » par une de ces mères célibataires qui a baissé les armes et le reste, qui n’a pour seule obsession que de chasser le dragon dans les volutes du crack. Chiron offre peu à peu sa confiance à Juan, un dealer qui tient physiquement le pavé surtout grâce à un charisme et une intelligence très au dessus de la moyenne. Aux côtés de Juan et de sa compagne, Chiron se crée peu à peu des repères et une famille de substitution, et apprend qu’il faudra un jour qu’il choisisse qui il veut être pour ne pas se perdre.
Moonlight illustre trois périodes de la vie de Chiron, où son identité se forge péniblement mais se morcelle aussi, sous les coups et au travers de troubles et de désirs inavouables. Quand l’échappatoire s’impose dans l’urgence, Chiron devra revenir plus tard à la source de ce qui a contribué à celui qu’il est devenu, mais aussi peut-être pour enfin accepter celui qu’il a tenté de fuir.
Même si c’est toujours un exercice un brin casse gueule, j’avoue qu’il m’arrive d’avoir envie d’analyser un film à la lueur de comment le public l’accueille. Autant être clair tout de suite, Moonlight est pour moi un très bon film, mais j’avoue être particulièrement mal à l’aise vis à vis de ce que la critique et le public tente aujourd’hui d’en faire.
Depuis des lustres, pléthore de réalisateurs se réclamant de l’indé s’efforcent de camoufler un vide abyssal de propos cinématographique sous une volonté d’esthétisation diluvienne du moindre espace. A ce petite jeu là, Barry Jenkins, se prend régulièrement les pieds dans le tapis, faute à un montage hasardeux et à un florilège de choix de cadres et de plans trop démonstratifs pour être résolument honnêtes. Voici pourquoi j’ai énormément de mal avec tout le côté « arty indé » qu’on veut absolument dégager de ce film. Ce que beaucoup voient comme des fulgurances de réalisation et de photographie relèvent à mon sens du gimmick éculé et de l’amateurisme du débutant qui a quelque chose à prouver. Comme pour la musique, j’ai énormément de mal avec tout ce qui veut absolument résonner beau. Tout ce qui se veut indé et alternatif et qui usent de codes et de cordes sensibles pour justement flatter l’oeil mainstream. Le plus grand défaut du film, outre ce que les masses tentent d’en faire, c’est son recours bien trop excessif au lyrisme et au tout onirique. Ce qui a pour conséquence d’installer régulièrement le film dans des fautes de rythme (plus particulièrement pour la troisième partie, où la tension est bien trop absente malgré une magnifique scène finale incontestablement saisissante).
Passons maintenant à ce qui ne relève pas directement de la responsabilité du film et de son réalisateur : la teinte politique et militante qu’on tente absolument de lui attribuer. Le public blanc et occidental a tellement l’habitude de voir des films où les acteurs sont tous blancs et hétérosexuels, qu’un film uniquement joué par des noirs et où il y a une ambiguité certaine sur l’orientation sexuelle du héros ne peut être qu’un film pro-black et labellisé LGBT. C’est particulièrement inquiétant, ce besoin d’étiqueter des oeuvres artistiques dans des représentations identitaires. Tout comme ce besoin de définir son identité par rapport à son taux de mélanine ou par ses orientations sexuelles. Qui peut donc nier que parmi tout ceux qui crient au génie vis à vis de ce film, nombreux sont ceux qui s’attendrissent devant Chiron parce que c’est un pauvre petit noir en prise avec ses désirs comme ils se prenaient d’une misérabiliste affection pour l’héroine de Precious (navet absolu où était brinquebalée comme une bête de foire pendant deux heures une obèse noire) ? Qu’est ce que tout ça dit de comment le public et la critique peuvent prendre en otage l’universalité et l’intimité du sujet d’un film ? Encore plus face au succès du dit long métrage dans une Amérique qui vient d’élire Donald Trump à la présidence, et dans une France qui s’apprête à voter à pas loin de 30% pour le front national…
Il convient maintenant d’énumérer les raisons qui font malgré tout de Moonlight un très bon film, justement très au dessus de tout ce à quoi il serait très aisé de le réduire. J’en reviens donc à l’universalité et à l’intimité du sujet. Les fulgurances absolues du film naissent pour moi justement quand le lyrisme apprend à se taire, où il laisse les regards et les non dits s’inscrirent pudiquement en leçon de vie. J’ai donc adoré comment Barry Jenkins choisit de filmer tout le pluralisme et la complexité de sa ville (il est lui aussi un gamin de Liberty City) jusqu’à lui en donner un très grand rôle, et comment il dirige (d’une main de maître) ses personnages et les laisse s’inscrire dans les interstices de sa propre histoire. L’importance des couleurs, des lumières, prend alors sûrement plus de sens. Le plaidoyer politique, s’il existe, n’est-il justement pas beaucoup plus subtil, quand avec l’air de rien, il place en ouverture et fermeture de sa très belle BO les titres Every Nigger Is A Star et Hello Stranger ? Peut-être justement que tout le fameux génie du film se situe là, en filigrane. Se cacher derrière le tape à l’oeil pour livrer quelque chose de pudique et d’invisible à l’oeil nu, une intimité autrement plus essentielle, que l’esthétique ne peut pas livrer à elle seule.
On regrettera alors sans doute de ne pas en voir plus de la relation entre Juan et Chiron. Bien plus que cette simple phrase lâchée au bord de cette même plage où tout basculera quelques années plus tard. « Tu a le droit d’être gay, mais pas celui de te faire traiter de tapette ».
Pour Chiron, Juan est ce qu’Oxmo a été pour toute une génération de gamins du ghetto grâce à L’Enfant Seul.
T’es comme une bougie
Qu’on a oublié d’éteindre dans une chambre vide,
Tu brilles entouré de gens sombres voulant te souffler.
Le coeur meurtri, meurtrière est ta jalousie;
L’enfant seul se méfie de tout le monde, pas par choix mais dépit, pense qu’en guise d’amie
son ombre suffit.
Mes mots s’emboîtent les gens s’y voient comme
Dans une flaque d’eau, ça leur renvoie un triste reflet
Mais est-ce ma faute ?
T’es l’enfant seul c’est pas facile, on se comprend
Peu l’ savent
Que je le sache ça te surprend.
Indépendamment de la fédératrice et magnifique chanson à laquelle je raccroche personnellement le film, Moonlight rappelle à ceux qui en doutaient encore que nul ne guérit pleinement de son enfance. Et que les rencontres, les deuils et les épreuves qui jalonnent l’existence contribuent à tracer les contours d’un futur en permanente construction. Dans les constantes, les tangentes et les points de fuite, on peut blouser les hommes mais pas son destin. Noyer le poisson mais pas son odeur, qui elle ne nous quittera jamais vraiment. Désolé, mais j’en reviens donc à ces très beaux sujets qui font donc de Moonlight un très beau film à chaudement recommander. L’intimité et l’universalité.