L’un virevolte, l’autre menace. Le premier est le piano d’Anna Rose Carter, jeune galloise ayant déjà collaboré avec Pleq l’an passé sur le délicat et mélancolique My Piano Is Broken. Le second, c’est le canadien Christopher Brett Bailey et son travail sonore gravitant autour du piano d’Anna. Réunis sous une couleur rouge sombre, ce sont des rondes de notes absorbées dans des fractures de densité et de profondeur qu’ils nous font parvenir.
Succédant au fabuleux album de Dictaphone, le label Sonic Pieces enrichit sa famille de pianistes – déjà composée de Nils Frahm ou encore de Dustin O’Halloran – avec le disque éponyme de Moon Ate The Dark.
Sur Explosions In a Four Chambered Heart, c’est une matière noire qui vient petit à petit faire chanter le piano d’Anna. Le vent est noir, les bourrasques plus fortes, mais les notes tournoient et tiennent bon. Les mélodies rendent compte des mouvements d’un cœur près à l’éclatement et au débordement. Il se soulève, s’exalte, se disperse. Finira en bataille, dans Messy Hearts, les sentiments en pagaille, avant de reprendre son souffle. Il y a là un dialogue, entre la clarté du piano et les tensions mugissantes, entre ces forces contraires qui dansent et s’apprivoisent. De tourbillons en accalmies, aux quatre coins du cœur et de la vie, les ambivalences dessinent un ballet incessant, combustible sibyllin mais souverain que beaucoup cherchent – en vain – à démêler. Bien peu de certitudes au niveau des carrefours erratiques et marécageux des contradictions, en général.
La trace de Christopher Bailey est ainsi discrète, mais essentielle. Il additionne lignes de résonnance, échos et réverbération. Des ajouts sonores subtils, dans lesquels l’instrument principal vient se fondre, mais qui inscrivent cet album sur des terres différentes de celles d’un unique album de piano solo. Son traitement apporte l’instabilité, la menace nécessaire à cette perpétuelle recherche d’équilibre qui conditionne nos actes dans un sens ou dans un autre. De cette manière, sur Sleepwalk, l’oscillation hypnotique du piano se désagrège progressivement et furtivement. Les notes se dérobent peu à peu, se distendent, et tendent à la dissonance. Nourri d’aspérités, l’album captive et luit.
Et puis, parfois, les lignes en pointillées de Christopher prennent de l’ampleur, se muent en lignes pleines, au devant de la scène. Cela ne dure jamais bien longtemps, cependant. Ce sont les derniers instants d’Explosions in a Four Chambered Heart, ou de Messy Hearts. Mais c’est aussi In Fiction, point d’articulation de l’album, central et saisissant. Christopher Bailey façonne alors une brève plongée plus expérimentale dans l’angoisse des films d’horreur, au rythme d’une pulsation sourde d’un cœur frappé par l’effroi, qui s’accélère. Derrière un grattement métallique, on se figure l’inconnu qui approche. Une manière de nous rappeller que le piano n’est pas seul, sur cet album. Et la grâce du morceau suivant, She/Swimming, où le piano reprend ses droits, n’en est que plus frappante.
Moon Ate The Dark est ainsi un album marqué par la circulation de la lumière dans un brouillard sombre, au bord de l’instabilité. Un album en suspension, dans les prémices d’un orage, qui semble nous rappeler qu’il n’est de beauté que tourmentée.