Quelque part, au creux des sentiers sinueux du Haut-Atlas, le vieux cheikh d’une caravane berbère sait qu’il va bientôt mourir. Il souhaite reposer dans son bled, au plus près de ses ancêtres, en la cité ancestrale et légendaire de Sijilmassa. Le vieillard rend ses derniers soupirs dans les premiers lacets escarpés du voyage. On ne sait trop comment Saïd et Ahmed, deux humbles bandits qui portent sur leurs visages les stigmates d’une vie rude emplie de déceptions, se sont retrouvés à partager le funeste destin de cette caravane d’infortune, même si on comprend rapidement que leur objectif premier était de la détrousser. Dans une motivation tout aussi crapuleuse et financière, ils sont les seuls à ne pas abandonner le vieux cheikh à sa sépulture à ciel ouvert, promettent d’accompagner sa dépouille vers sa dernière demeure à travers la montagne, sans en connaître le chemin.
Dans un lieu parallèle où ne semblent vivre que des chauffeurs de taxis et des mécaniciens, un coordinateur vient quérir Shakib, un simple d’esprit doté de la poésie et du charme spontané de sa déficience, et lui demande d’accompagner le reste de l’expédition jusqu’à sa destination finale tout en veillant particulièrement sur Ahmed.
Décliné comme les trois phases de la prière musulmane, ruku (inclinaison), qiyam (le redressement du corps) et sajdah (la prosternation), le deuxième long métrage du réalisateur espagnol Oliver Laxe a le mérite de brandir ostensiblement ses nombreuses influences et sa pure vocation de conte métaphysique et ésotérique. On pensera bien sûr au somptueux Andreï Roublev de Tarkovski pour les choix de cadre, la photo et la dimension métaphysique, au parcours périlleux d’Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog) et aux premiers films de Terrence Malick pour la lumière.
Ce conte, qu’on soupçonnera facilement de puiser dans le patrimoine du soufisme, n’est pourtant pas à envisager dans un territoire figé mais comme la représentation métaphorique d’un monde qui ressemble fort au nôtre. Le réalisateur, évite avec malice l’écueil du film « carte postale » en utilisant une nature sauvage comme un simple obstacle plutôt que comme un ennemi hostile, dans un décor certes magnifique mais que les protagonistes ne contemplent jamais, pour la simple et bonne raison qu’ils y vivent depuis toujours. Mimosas, la voie de l’Atlas est un film mystique qui évite également la dérive du religieux tout en y utilisant bon nombre de ses symboles. C’est un film opaque, semblable au saut de la foi, sur la quête de rédemption, l’intuition et la révélation de soi.
Trouver sa voie dans un combat qui n’est pas le sien. Chercher le sens, sans en connaître le chemin, dans une montagne où tout reste à gravir. Comment croire en son destin quand on a rien accompli, traversé mille fois tous les déserts du monde et mené une vie de sablier ? Doit-on croire en la sagesse du guide quand on craint le chemin qu’il nous trace ? Peut-on croiser Djibril (l’archange Gabriel) dans le Djebel et tomber de cheval devant ses révélations ? La sainteté peut-elle être abritée dans une enveloppe aussi grossière et absurde ? Peut-on laver ses péchés dans le sang du martyr, quand on ne connait ni les prières, ni le sens du mot rédemption ? Et si la monture ne traverse pas la montagne, pourra-t-elle réellement la survoler ?
Autant de questions existentielles et initiatiques que Saïd et Ahmed n’ont pas le temps de se poser. Enveloppés dans leurs burnous, ils tracent leur chemin à travers les cimes enneigées du Toubkal, suivant le sang que laissent les sabots des mulets sur les rocailles de la vallée de l’Ourika. Ils ferment les yeux, et serrent les poings quand ils ne savent plus quoi faire. Ils se tournent vers le ciel, et même incertains, attendent un signe des oiseaux de bonne augure. Ils deviennent croyants, ces moins que rien, à qui des fanatiques de l’autre côté des mers couperaient bien la main pour vol ou la tête pour apostasie. Il se souviennent de Dieu, même s’il a oublié les hommes. Ils ont confiance en son envoyé, un ange parmi les autres dans le simulacre de l’esclavagisme moderne, un berger sans troupeau, taxi driver sans permis et sans expérience qui les aime et les protège pour ce qu’ils sont. Ces forçats de la foi, que l’amour sauvera envers et contre tout, puisque les martyrs ne meurent jamais dans le sentier de Dieu.
Tourné entre Oukaimeden, Tamaloute et Ouarzazate dans des conditions difficiles et avec des comédiens non professionnels géniaux, Mimosas, la voie de l’Atlas est un film sublime, pour contempler la beauté de l’absurde et l’absurde de la beauté. Un film pour dire que le cinéma est grand, et qu’Oliver Laxe est un beau prophète.
Un film pour réveiller le monde en sursaut, juste pour voir, s’il respire encore un peu. Avant que tout puisse disparaître dans un halo de poussière fumée, provoqué par un ballet de taxis traversant le couchant vers la félicité. Les derniers seront les premiers.