Voilà déjà plusieurs fois cette année que nous mentionnons le nom de Marsen Jules. Parce que son Endless Change Of Colour paru chez 12k plus tôt dans l’année valait déjà le détour, et parce qu’il il a illuminé la compilation Aquarius (Dronarivm) de sa présence avec un A Room Full Of History de toute beauté. L’allemand n’en était pourtant pas à son coup d’essai, puisqu’il avait déjà sévi sur des enseignes renommées comme City Centre Offices ou Kompakt. Il revient cette fois-ci dans nos lignes pour un projet encore très différent, en chef d’orchestre d’une configuration trio, accompagné des frères Alam (piano et violon) et plus ponctuellement de Roger Dôring au saxophone (que vous aviez déjà entendu sur l’album de Dictaphone). Présence Acousmatique est sorti au mois de juillet sur son propre label, Oktaf. Il est plus que temps d’écrire une chronique à son sujet, puisque la sortie d’un autre album du trio est annoncée prochainement..
La musique du duo est de celles qui savent que se proclamer libre de tout drapé sous un étendard, calfeutré derrière un slogan, un parti ou une étiquette, relève résolument de la posture bourgeoise et/ou stupide. Voici pourquoi elle se joue des codes du jazz, des musiques classiques et concrètes pour surtout ne pas pleinement les épouser. Car d’acousmatique, il n’est bien ici question que de présence. Toute séance de name dropping glorifiant Schaeffer, Henry, Xenakis, Bayle, Ferrari, Dufour ou Parmigiani est un écueil dans lequel il ne faut surtout pas tomber. Marsen Jules connait bien les pontes du genre, les respecte forcément mais se situe ailleurs et ne veut s’enfermer dans rien.
Présence Acousmatique déploie, en plus de sa troublante et pure musicalité, un pouvoir de suggestion immense qui flirte parfois délicieusement avec la manipulation. Pour mieux figer « l’oeil oreille » sur un contenu strictement musical, il nomme ses morceaux de manière sommaire et pragmatique. Voilà simplement ce que vous devez y voir et en entendre, semble-t-il nous dire. Histoire de la nuit, Maison en vitre, Eclipse, Les trains sortent de la gare. Toute la malice et ce que je nomme « manipulation » se situe là, car cet album questionne consciemment notre faculté ou non à nous laisser dicter une représentation. C’est en ceci qu’elle détourne l’institution et le genre « musique concrète ». En l’affichant comme un diktat, mais en tissant une musique instrumentale d’ambiance qui sait que l’inconscient s’épanouit dans les effets de langage, dans les figures stylistiques et surtout dans des interstices en « trompe l’oeil ». C’est là qu’est l’avant-garde camarade.
Finalement, rien, pas même l’intellectualisation chronique, ne devrait déranger le déversement mélomane et émotionnel à tombeau ouvert de ces six séquences fleuves. Et ce malgré les légitimes tentations d’alterner entre les deux côtés du rideau, passer du spectateur au rang d’acteur en attendant du miroir qu’il se déforme en fonction de comment nous le regardons ou l’écoutons.
Si l’album est doté d’un tel mix qu’il donne parfois l’impression d’avoir été capturé en live, Présence Acousmatique est bel et bien une perle de studio jouée par des musiciens concertistes confirmés. Marsen Jules, armé de son laptop, lance avec parcimonie des tapisseries sonores pour laisser libre court aux dialogues entre le piano et le violon. Ce qui a pour effet de dégager une fluidité déconcertante, une complémentarité évidente ou chaque élément est le miroir de tous les autres. Le tintinnabuli et les jeux de verre en introduction d’ Oeillet Parfait/Oeillet Sauvage, plantent le décor et installent l’illusion (c’est le seul morceau digne de l’appellation acousmatique pure et dure, à l’exception de la savante manipulation d’objets sur Maison en vitre). Sur les sublimes Histoire de la Nuit et Eclipse, le sax de Döring ajoute ce troublant sentiment de chaleur et de gravité. Jules y intègre des batteries splendides, naturelles ou balayées, pour encore mieux suspendre le défilé de sons et d’images. Excalibur, ses intriguants larsens de violons visiteurs du soir et ses amplitudes de tonalités pianistiques se trouvent une complémentarité certaine avec les silences épidermiques de Maison en vitre, titre où Marsen Jules est tel le gros Alfred, réparant une pendule à l’aide d’un mécanisme percussif glitché pour à nouveau, modifier la perception du temps et de l’espace en mouvement. Juste brillant. Le titre final Les trains sortent de la gare est aussi déchirant qu’un soir de retour en solitaire, dans une ville qu’on a que trop connu, qui nous prend un petit bout de nous à chaque fois qu’on la retrouve pour mieux la fuir ensuite. C’est aussi le titre qui s’autorise le plus de liberté, celui qui naît dans un cabaret enfumé où le jazz serait enfin libre, celui qui meurt dans les salons de cuir feutrés où la nouvelle musique classique à tant à apprendre des autres.
Présence Acousmatique pourra, en fonction de l’éducation de ses auditeurs, trouver sa source dans des genres qu’il ne faudra pas minorer. Nul enfermement ne lui enlèvera cependant le titre d’une des oeuvres majeures de cette année. A écouter de nuit, sur une installation de qualité (le casque fermé est banni pour ce genre d’oeuvre, où tout doit exploser et résonner dans l’espace).