[La musique] et la peste.
Des albums de Noise et de Power Electronics, il y en a. Et la multipolarité géographique dans le domaine est édifiante. Mais la côte Est des États-Unis gratifie fréquemment d’un splendide savoir-faire en la matière. Depuis M Ax Noi Mach, on n’avait guère suivi l’actualité outre-Atlantique jusqu’à ce que la sérendipité nous fasse descendre plus au Sud de Philadelphie, en direction de Baltimore. Car Esteban Neumann en est originaire. Malcriado est cette créature qu’il distord à l’envi.
C’est dans les replis de ce projet qu’est également apparu le label Private Archive sur lequel est sorti Symbolic Shunning. Évidemment, l’album de Malcriado est désormais ancien. Toutefois, il s’avère nécessaire de mettre en lumière cette sortie confidentielle dont des exemplaires au format physique sont encore disponibles. Parce qu’il existe, ce sont les qualités intrinsèques de l’objet qui rendent son acquisition précieuse.
Il y a l’indéniable héritage de Merzbow dans les fondements sonores de cet opus. Il y a l’esprit de Dave Phillips dans les déclinaisons explorées, tant Noise que Field Recording. Il y a la violence outrancière de Whitehouse dans la rage verbale déployée. Il y a la présence d’Article Collection sur le magistral dernier titre de cet opus…
Bref, il y a une maîtrise technique, une inspiration solide, une métaphore profonde.
Black Lustre est un monument de noirceur nerveuse. Une nappe d’infrabasse soutient un chant mystérieux. Le murmure se fait hurlement accompagnant par les manipulations qui le décharnent les ruptures du signal que la plage sonore subit. Grandiose !
En matière de textures, We Implication est un panorama de ce qu’implique le choix de la parcimonie en matière de déroulement auditif distordu et saturé. Les effets déployés font évoluer le morceau sans que sa base n’en soit fondamentalement modifiée. Il en résulte une richesse qui laisse toute sa place à une conception à l’œuvre. Immanquable.
Quant à Body Obscene, il représente la quintessence d’une perversion contenue. Les filtres et signaux s’entrecroisent, se superposent en un enchevêtrement complexe dont le leitmotiv est la scansion aliénante du titre. Le traitement infligé à la voix ferait songer à l’enfermement provoqué par une démence progressive.
Il y a une forme de théâtre de la cruauté dans cette mise en scène tout autant maîtrisée que dépecée. Son étirement sur plus d’un quart d’heure marque la volonté d’immerger l’auditeur dans un inconfort réflexif particulièrement désagréable. Mais là se trouve l’enjeu brillamment révélé : le détachement est impossible puisqu’il incline à une mise en abîme parfaitement cadrée. Rentrer en soi pour se libérer de l’asservissement environnant. Intégrer la férocité pour s’en détacher. Par cet « évitement symbolique », le sardonique s’attelle à déployer ses contradictions pour se mesurer à l’aune du réel. Une tragédie risible et grandiose que celle de l’existence.
Après tout, « il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres (…) mais (…) celle beaucoup plus terrible et nécessaire que les choses peuvent exercer contre nous. » Antonin Artaud, Le théâtre et son double, « En finir avec les chefs-d’œuvre », p.123