Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir.
Telles sont, s’égrenant une à une, les pensées qui m’ont prise d’assaut au fil de ce film.
C’est fini.
Le ciel gris, délavé. Des personnages qui errent seuls, dans la précarité de la peur, à la recherche de ressources pour les amener un jour plus loin. Des paysages si plats qu’ils en semblent dévastés. Des étendues mornes et sinistres, à perte de vue, qu’une prise de vue magistrale sublime en les rendant venimeux. Des cadavres oubliés au fond de bâtiments abandonnés, vestiges d’une humanité devenue éparse. Et ces pickups, ces breaks qui se profilent au bout de longues routes droites, leur moteur ronronnant avec autant de violence enfouie que les personnages. Ce même écho solitaire et métallique qui, comme dans Mad Max, Fallout ou Turbo Kid, ne pouvait à mes yeux signifier qu’une seule chose. Cette limbe qui se déroulait devant moi, c’était à n’en pas douter celle de l’Apocalypse.
Jésus, revenu guider l’humanité à travers cette nouvelle ère, ne me contredirait certainement pas.
Ca va finir.
« A la télé, ils disent que c’est bientôt la fin du monde ». Ainsi donc, il reste encore un peu de temps à l’humanité ; c’est une eschatologie que nous embrassons ici. Ce sentiment de derniers jours pèse sur les personnages, les écrasent. Comment donner du sens à une vie dont les perspectives ont été subitement tranchées ? Il n’est plus temps de remettre le début de sa véritable histoire au lendemain. Ou peut-être, justement, qu’il est déjà trop tard, qu’il n’y a plus qu’à continuer sur sa lancée, avant de faire un dernier salut un peu plus haut que les autres. Terminer ce que l’on a commencé – pour une fois. On est à la fin des temps, à la fin des mondes. Dans une ambiance de Far-West, les égos se frottent, se bousculent. A quoi bon retenir encore la violence, puisque tout va éclater de toute manière ? C’est un cri de panique, de désespoir difficilement voilé qui met les personnages à fleur de peau. S’ils ne basculent pas, ils sont toujours sur le fil, équilibristes suspendus au-dessus de la vanité de leur condition.
Jésus n’est peut-être qu’un être passager, sans doute est-il venu accompagner cette transition inquiétante, apaiser les âmes et les brûlures. Et chercher, parmi les vivants, ceux qui sont dignes de rouvrir les yeux de l’autre côté du rideau.
Ca va peut-être finir…
Et pourtant… Ce sentiment oppressant de fin du monde, qui rayonne dans les couleurs, les visages, les vieux bâtiments et les vieux hommes… Est-il réel seulement ? Est-ce l’écran qui le projette, ou bien moi-même ? Car dans l’obstination des personnages à nier cette fin du monde imminente, je réalise qu’elle n’est que fantasmée. Que les personnages qui l’ont formée ne sont pas hagards, abasourdis par ces temps misérables, mais juste simples d’esprit. Errant dans leurs vêtements de chantier crasseux, ils m’évoquent soudain Nagg et Nell, les personnages handicapés de Beckett, enfouis au fond de leurs poubelles. Et, comme dans Fin de Partie, cette intuition dérangeante : suis-je véritablement en train d’assister à la fin, ou cette errance n’est-elle qu’une éternelle répétition de la médiocrité que cette vision isolée ne me permet pas de mettre en perspective ?
Jésus, après tout, n’est qu’un fou ; comme tous les autres.
Quelque chose suit son cours
C’est désormais la seule certitude que j’ai, faute de pouvoir poser le doigt sur la nature de ces événements. Et ce que mes yeux découvrent, c’est une humanité qui se débat. Une humanité sans gloire, une humanité déçue d’elle-même, mais une humanité superbe malgré tout. Elle a une dignité étrange, qui se suffit à elle-même. Les destins s’entrecroisent, se mêlent. Les rêves passent de mains en mains. On poursuit ce qui vaut la peine d’être poursuivi, on abandonne le reste. C’est l’heure des choix qui comptent, non pas parce qu’ils sont les derniers, mais bien par lassitude, parce qu’il est temps de donner un sens à la vie – si je ne tue pas ce cerf, il va mourir.
Le plus étrange, cependant, c’est l’étrangeté même. Moi qui me suis imaginé la tragédie de l’humanité, des éclats de grandeur et d’humilité, là où il n’y a que des hommes qui piétinent sur la platitude de la Beauce. Ensorcelée par la caméra, envoûtée par les paysages crépusculaires, je me suis crue où je n’étais pas. Quel curieux tour de force. J’ai erré dans ces limbes où tout sens du rythme semblait dissous. Arrachés à ces accents apocalyptiques, les objectifs poursuivis par les personnages retrouvent subitement leur petitesse, leur banalité. A quoi a-t-on assisté, en somme, sinon à quelques jours misérables dans l’histoire d’êtres égarés ? On serait presque déçu, si malgré tout la certitude de la fin n’était pas toujours présente à la vie.
Quelles pensées effroyables s’éveillent alors en moi ! Il y a une ambiguïté absurde, une incertitude dans cette certitude. En ces temps d’épuisement des ressources et de pollution, nous sommes, après tout, voués à assister soit à la fin des temps, soit à la fin du temps. Soit nous échouerons, et alors l’humanité ne connaîtra plus que le déclin ; soit nous résoudrons, mais il sera déjà trop tard pour nous, nous serons les dindons de la farce, les laissés pour compte, ceux qui auront préparé le terrain pour une humanité future, immortelle, mais auront vu leur chemin s’arrêter juste avant – à moins que.. ? Ainsi, nous serons soit les premiers, soit les derniers ; difficile de dire lequel de ces destins est le plus terrible.