Depuis plus d’une décennie, l’australien Lawrence English s’est hissé comme une incoutournable figure tutélaire de l’ambient. Ingénieur émérite, mentor de Ben Frost, directeur artistique du label Room40, ce musicien extrêmement prolifique semble investir tout son temps et toute son énergie au service de son art. Si on l’a vu et entendu perdre certains auditeurs dans des oeuvres et collaborations purement conceptuelles, on peut néanmoins citer Kiri No Oto (2008), The Peregrine (2011) et Wilderness of Mirrors (2014) comme des purs monuments du genre. Malheureusement non évoquée dans nos pages et classements l’année dernière, sa collaboration avec Jamie Stewart (Xiu Xiu) au sein du projet Hexa (hommage noisy et industriel aux travaux photographiques de David Lynch) pourrait elle aussi se targuer des mêmes titres de noblesse. Bref, on connait le tarif, Lawrence English nous pond depuis déjà un petit moment pas moins d’un chef d’oeuvre tous les trois ans. Interrompons au stade de l’introduction toute tentative de vain teasing, Cruel Optimism, librement inspiré de l’essai du même nom de Lauren Berlant, est lui aussi à situer dans cette même géniale lignée.
Profondément touché par l’actualité, Lawrence English a eu besoin de contrarier ses habitudes de compositions pour pleinement s’impliquer humainement dans ce disque. Voici pourquoi il mentionne bon nombre de contributeurs, sans préciser si leur support fut musical, affectif, intellectuel, humain ou un peu de tout ça à la fois. Avant toute chose, citons les donc avec les honneurs qu’ils méritent : Thor Harris (Swans, The Necks), Mats Gustafsson (AALY Trio, Fire! Orchestra), Tony Buck (Aus, The Necks), Mary Rapp, le pianiste Chris Abrahams (The Necks, encore…), le guitariste et contre-bassiste Werner Dafeldecker, son complice Norman Westberg (Swans), Brodie McAllister et son trombone, la percussionniste Vanessa Tomlinson et le guitariste Heinz Riegler. En clair, une belle volée de pointures…
Féru de tempêtes sonores depuis toujours, Lawrence English s’est cette fois penché sur le tumulte d’un monde en guerre : le nôtre. Un monde après le Brexit, où Trump préside les Etats-Unis, où les conflits armés se généralisent, où les défis écologiques sont relégués à des détails et où la précarité s’accentue à la même vitesse qu’une logique et extrême polarisation idéologique. Un monde où les promesses du libéralisme n’ont fait que renforcer les clivages, élargi les inégalités, enrichi les grandes firmes et appauvri les plus faibles. Un monde pris en otage par un capitalisme qui a et aura toujours besoin que différents blocs s’affrontent. Pour prospérer et cultiver la sainte norme sociale de l’humain moderne, dépendant et asservi. L’album du jour n’est donc pas éloigné des théories et des constats contenus dans le bouquin dont il s’inspire.
Je ne répéterai jamais assez que pour moi, les clés de l’ambient se situent dans les dynamiques, le souffle et les contrastes. Expert en la matière, l’australien a propulsé son « objet de projection » vers les hauteurs, tel un drone ou un aviateur qui pourfendrait les masses obscures de sa lumière crue pour régler sa focale sur toute la sauvagerie du monde. Dans ce qu’elle a de plus beau, comme ces rares zones vierges où l’empreinte humaine n’a encore rien détruit. Mais aussi dans ce qu’elle a de plus laid, où l’appétit humain n’est plus que grandeur et décadence, où la conquête se fait par dévastation et vandalisme. Ce survol du monde à grande vitesse témoigne donc d’une grande ambivalence, mais souligne aussi toute la mélancolie que peut ressentir le spectateur/auditeur impuissant. Face à la lente mais certaine désintégration que connait l’Afghanistan, on songe à toute la splendeur contée par Joseph Kessel dans Les Cavaliers. Idem pour les hauts plateaux d’Ispahan, ou les plaines d’Abyssinie, qu’avaient parcouru l’aventurier Jean-Baptiste Poncet bien avant que les guerres ne les souillent.
Quand le drone ne fait pas que retranscrire les images de ces contrées sauvages et insoumises, il lui arrive d’y décharger son lot de bombes aveugles et sourdes, bardées de démocratie étoilée. La métaphore est sans équivoque sur l’impressionnant Hammering A Screw, qui me ramène à l’illustre citation suivante, qui elle aussi témoigne de cette ambivalence contenue dans toute forme d’optimisme cruel.
Sous les bombardements, j’ai vu ces hommes qui vivaient si mal mourir si bien. (Jean Luc Godard)
Jamais je n’aurais entendu Lawrence English si soucieux du détail et jouer autant avec les variations d’intensité. Il y a même des séquences, plus particulièrement dans la deuxième partie du disque, où l’on peut clairement parler de pure orchestration. Se dessinent alors, en contre-point du magma aéré, les contours des instruments cités plus haut. Les cordes, les cuivres, le piano. Tous jouent l’élégie du vieux monde, et dans la beauté comme dans la terreur, tracent les turpitudes et les défis du nouveau. Dans les déchirants quatre derniers titres, se conjuguent et se confondent l’espoir et le réalisme, la bienveillance et la violence. Un cruel optimisme, où l’australien culmine au sommet de son art.
Plus qu’un disque, ce nouvel album de Lawrence English cumule les mandats d’oeuvre d’art et de brûlot politique. C’est un vol de nuit au dessus du monde, où se collapsent les espoirs déchus et ceux qu’il reste à gravir. La fin de leur monde de demain, même si demain c’est loin. Le sirocco sur des terres blèmes et endolories. Je ne sais pas vous, mais moi j’ai un avion à prendre. Le F-5 Lightning de Saint-Exupery.
Les ailes frémissaient sous le souffle du soir. Le moteur de son chant berçait l’âme endormie. Le soleil nous frôlait de sa couleur pâle.