Je fais partie de ces gens qui n’ont pas pu voir le film le jour de sa sortie, habitant une de ces villes du 93 où le décalage avec la capitale se joue jusque dans la disponibilité des films sur les grands écrans municipaux. Un train de retard, déjà.
Bondy n’a pas encore été placé sur la carte de France par Kylian Mbappé, dont les jeunes parents viennent tout juste de se rencontrer. Sa mère, handballeuse qui frotte surtout le banc de l’équipe pro, est animatrice au centre de loisirs que je fréquente assidûment, tandis que son père entraîne les jeunes footeux sur le terrain en stabilisé du stade Léo Lagrange. Oui, nous sommes en 1995, je m’appelle Vincent, mes potes me sobriquent Vinz même si je n’aime pas ça, j’ai 14 ans et Chirac vient de se faire élire à la présidentielle grâce à une campagne dont la thématique est la fracture sociale. Le RER ne relie pas encore ma ville à la gare Saint-Lazare, et le seul moyen de rallier la capitale est une micheline qui s’arrête plus quand elle le veut que toutes les heures, un train gris d’un autre temps qu’il ne faut surtout pas rater, mais dont on peut ouvrir les portes en marche pour fumer un joint et esquinter son survêt Tacchini pendant que la banlieue rouge s’éloigne au gré du rail francilien.
Je n’irai pas le voir au grand Rex pour 50 francs, attendrai la fin de l’année scolaire et une séance « locale » consacrée aux « jeunes » à tarif préférentiel, consentie par notre bon maire, baron socialiste qui régna sans partage sur la ville pendant presque 20 ans et qui vient de prendre sa retraite. Dans la salle, plus d’associatifs et de vieux profs que de gens de mon âge issus de la cité, la culture et la cinéphilie n’étant pas déjà, à l’époque, une des priorités de l’éducation nationale.
A cet instant, j’allais prendre ma première claque cinématographique autonome. J’entends par là que pour la première fois, je vais au cinéma seul et vois un film qui ne m’a pas été conseillé par ma mère. Saisir le train culturel en marche, déjà, encore.
Abdel Ichaa est grièvement blessé suite à une bavure policière. Après une nuit d’émeutes, de scènes et de « dialogues » dignes de l’Intifada, Chanteloup-les-Vignes se réveille avec la gueule de bois. Vinz, jeune juif impulsif, a participé à déglinguer la cité. Saïd, roquet et rebeu en carton, a assisté à ça de chez lui de peur que son frère et son père ne lui caressent les côtes. Hubert, renoi massif, constate impuissant l’incendie de la salle de boxe où il s’investit. Dans les décombres de ce théâtre de colère et de nihilisme inconscient, Vinz a trouvé l’arme d’un flic, un Smith & Wesson 44 Magnum, pacificateur s’il en est, pour mutiler et asservir. Ce butin de guerre fascine Saïd mais provoque la désapprobation viscérale d’Hubert. Mais peu importe, Vinz est décidé, si Abdel y passe, il shootera un keuf, pour rétablir la balance.
On pourrait bien sûr introduire ce film par ce vague synopsis, pérorer que c’est le long métrage à voir sur le malaise des banlieues. En dire plus jusqu’à cette fin que tout le monde connait. Et s’arrêter là, 25 ans après. Pour ne plus que digresser sur l’appropriation culturelle, les excès en tous genres de Kassovitz, les carrières pour le moins contrastées des divers acteurs et protagonistes. Se dire que rien n’a changé. Mais on peut aussi revenir sur ce ce que le film a été, demeure et restera. Analyser sa sève politique et constaté justement, que tout a changé. C’est ici l’option qui sera privilégiée.
Parce qu’au fond, peu importe que Kassovitz et/ou Cassel soient des petits bourgeois sur lesquels la jungle urbaine a exercé un pouvoir de fascination. Ce qui compte est ce qu’ils en ont saisi, capté, et retranscrit à l’écran. Car si bien des réalisateurs et réalisatrices issus (à peu près) du sérail de la banlieue (Houda Benyamina, Kery James, Ladj Ly, Karim Dridi, Franck Gastambide…) ont tenté de poser leur oeil sur le sujet, aucun n’a eu la même force cinématographique de proposition et n’a surtout témoigné d’autant d’honnêteté et de puissance politique.
Avant d’être un film sur la banlieue, La Haine est un film de cinéphile. L’oeuvre d’un génie précoce qui avant le grand saut, a dévoré sans vergogne des kilomètres de pellicule. Un gamin né sous l’ère de l’argentique, qui allait voir les films lors de la première séance avant que la bande ne soit altérée. Un type qui a fait à l’époque le pari du noir et blanc, en 35 mm, et qui avec un jeu de focales, de travelling et de portées de caméra hors du commun, a su capté l’essence même du sentiment dominant des désoeuvrés habitant les quartiers populaires de l’époque (et d’aujourd’hui) : le décalage et l’ennui. Et surtout, de les transformer en action.
Nul n’oubliera cette scène, bien avant les drones rois, où DJ Cut Killer organise un mashup d’anthologie entre KRS ONE et Edith Piaf, et où la caméra vient comme par enchantement surplomber les méandres architecturaux de ce monstre bétonné qu’est la cité. Rien ou pas grand chose n’avait jusqu’alors renvoyé à l’écran un tel sentiment de liberté chez les « zonards ». Un peu comme, toute proportion gardée, ce qu’a dû provoquer chez les taulards cette scène où Tim Robbins balance un morceau d’opéra à plein volume dans la cour de promenade des Evadés. La Haine est bien une oeuvre contemplative et poétique.
Mais ne retenir que ça, ce serait occulter toutes ces scénettes du quotidien morne authentique. Où au milieu d’un bac à sable dans lequel il y a plus de seringues usagées que de gosses, on écoute un compagnon de galère s’inventer des vies. De malfrat, de séducteur, de guerrier de la nuit. Pas parce qu’on croit en ce qu’il dit, juste parce qu’il a produit la prouesse, ne serait-ce que pour un instant, de faire défiler le temps.
Sans même évoquer ces furtifs passages où est dévoilé ce qui est et restera dans les banlieues le sport national bien avant le foot : la chambrette. Où tout y passe, la race, la mère, la soeur, le physique, où les enjeux qui s’y jouent dégagent quelque chose de bien plus pernicieux qu’un supposé élan raciste ou de mépris banalisé, et dessinent la chape de plomb qui irrigue la marécage social et l’absence de projection. Car pour ceux pour qui le vivre ensemble n’est pas qu’une vue de l’esprit, l’héritage culturel est souvent la seule chose pouvant briser la chaîne de solidarité des cités. Parce que rire de la différence, c’est parfois le meilleur moyen de l’accepter, sans oublier ce que ça peut générer comme impossibilités.
« Hercule il encule Pif trois fois. Normal, Hercule il est renoi. » Hubert. La Haine. 1995
Monter sur Paname, déjà tout un programme. Pour récupérer un peu de thunes, voir un combat de boxe ou sortir en boite, l’épreuve est là. Se heurter aux campagnes publicitaires, sur les façades ou les abribus, assimiler le slogan, l’approuver même, parfois. Puis prendre conscience qu’il n’a pas été écrit pour toi. Parce que même quand foncedé au chichon bon marché tu essaies comme dans les films d’éteindre la Tour Eiffel, tu es en décalage, ne serait-ce que pour une fraction de seconde. Tu veux comprendre l’art contemporain ? Draguer une meuf dans une galerie ? T’as pas les codes, t’es pas à ta place, même si t’es le plus réfléchi. T’aurais mieux fait de rester chez toi, là-bas, au fond du bus de la société, Prends conscience que pour Paris t’es plus chiant qu’un provincial, parce que t’attends pas le week-end ou les vacances pour venir la faire chier. Si t’as eu la chance de ne pas rater le dernier train, t’es pas forcément dans le bon wagon, ni au bon horaire. La seule chose avec laquelle tu seras pas en décalage, c’est la balle que tu peux te prendre dans la tête sur le retour à l’arrivée. Comme ce vieux juif, Gunwalski, qui en Sibérie a eu la bonne idée d’avoir envie de chier.
Faut que tu comprennes quand même que tu fais rien pour t’intégrer. T’es noir et tu traites de sale noir un videur de boite qui t’a pas laissé rentrer. Tu vas même jusqu’à lui tirer de la grenaille dans le nez. Comprends-le, t’abuses, des gens de ta race et ta classe sont devenus flics pour te servir et te protéger. Rien ne te protégera d’eux par contre, quand bien même tu leur ressemblerais.
En ceci, la Haine, bien que l’oeuvre d’un bourgeois, s’inscrit dans un programme de lutte des classes à l’opposé des très actuelles et à la mode théories inter-sectionnelles. Parce que c’est pas tant là d’où tu viens ou ta couleur qui va forger ton identité et comment tu seras accepté, mais bien où et dans quelles conditions tu vis. C’est d’ailleurs bien un arabe qui torture Hubert et Saïd au commissariat, et malgré la souffrance mémorielle qui aurait pu être la sienne, la crise identitaire de Vinz n’est pas suffisamment forte pour passer à l’ acte de haine et tuer un skinhead (joué par le réalisateur, juif).
Même si pour moi, La Haine est sur les plans politiques et cinématographiques un film coup de poing, il chronique un état d’urgence plus qu’il ne trace des pistes de solution. Mais est-ce vraiment le rôle du cinéma ? Les Misérables s’est à mon avis, malgré ses bonnes idées et des talents de réalisation incontestables, fourvoyé dans un propos global d’humanisme et d’idéal républicain, alors qu’à titre personnel, ce n’est pas du tout ce que j’en attendais. Si le cinéma, comme toute forme d’art est politique, il ne change pas le monde et ne doit pas s’abaisser à dresser des slogans.
Car oui, depuis, ce monde là a changé. Alain Madelin est descendu dans les caves pour conseiller aux jeunes des cités de monter des start up de rap. Ce qu’ils ont fait. PNL n’a pas fait qu’éteindre la Tour Eiffel, on l’a allumé pour eux. Le beatmaking est aujourd’hui à portée de mains pour tous quand il y a 20 ans, le type qui possédait deux platines et une table de mixage était un dieu vivant. Le street art a remplacé le tag et traîne ses guêtres dans les galeries du Marais. Konbini fait des interviews sandwichs. Le rap n’écrit plus mais produit de l’entertainment et est la musique la plus écoutée des français. On ne crie plus nique sa mère le maire sur les toits des cités, les gamins font les choufs dans des cités devenues des centres commerciaux grands ouverts aux actes « subversifs » d’une petite bourgeoisie en quête d’exotisme et d’oisiveté. Le propos s’est poli, la culture s’est insérée. Sur l’autel de la start up nation et du libéralisme. Cette appropriation culturelle là, surtout quand elle s’opère avec la complicité d’une poignée de ces acteurs originels, est autrement plus mortifère que la réalisation d’un film. Parce que c’est un processus politique qui prend son temps, lentement, sûrement, et qui échoue rarement. Comme un LBD dans la gueule et une matraque au fond du cul, si t’as commis l’erreur de ne pas adhérer au monde d’après. Parce que oui, tout a changé, mais pas pour tout le monde. Autre barre, même refrain, autre gare même train.
Bref, La Haine a 25 ans aujourd’hui, et elle dure, malgré l’envol de toute une culture vers d’autres cieux. Ceux qui freinent prendront les trains gris, parce que c’est autrement moins risqué que les planeurs en terme d’atterrissage.