‘Autopsie Phénoménale de Dieu (nan mais quel titre !) avait déjà en 2009 posé les jalons d’un sillon sombre et obsédant, inétiquetable malgré les multiples et vaines tentatives d’associer ça, à du dark ambient ou à une certaine forme de classique. Puis vint Grimoire l’hiver dernier, oeuvre démentielle arborant l’insécurité et l’angoisse comme un sacerdoce musical littéralement addictif. Miasmah a ce mois-ci décidé d’exposer comme il se doit les oeuvres enregistrées entre 2007 et 2011 pour la compagnie théâtrale Abattoir Fermé (le mastering est l’oeuvre de Nils Frahm, je dis ça je dis rien). De quoi rassasier les âmes sombres et aventureuses férues d’ambiances chaotiques et terrifiantes, qui ne se chient dessus que devant la Bête.
Entre musiques concrètes, compositions classiques, dark ambiance, jazz cuit à l’étouffée, tambours martiaux et sampling diabolique, la musique de Kreng ne s’est probablement jamais montrée aussi immersive ou épique. Quatre actes (des fresques en fait) de presque 50 minutes chacun, très différents mais tous aussi passionnants. L’achat du splendide coffret vinyle fait donc figure d’investissement dans la pierre noire, même si les non titulaires de platines, ou les bourses moins pleines, se satisferont peut-être de l’édition digitale.
Ceux qui comme moi n’ont jamais eu la chance d’assister à une représentation de la compagnie belge, devront se créer leur propre lot d’images, pour illustrer la parade muette et brumeuse. Et cela, dès la lente et progressive propagation des fumées acres sur la première partie de Tourniquet. L’ambiance est inquisitrice et torturée, bien aidée par cette orgie de graves et de drones, où l’avènement d’un organisme sombre en gestation semble pourrir les caves d’une autre abbaye de Whitby. D’effervescentes et furtives apparitions de cordes damnées, d’orgues d’outre-tombe, se greffent dans les interstices, entre les feux follets présents dans cette chambre froide cousue de noir et de blanc. Les tambours martiaux cherchent le glas dès l’entame de la seconde partie. Pour mieux célébrer la muette et étrange veillée mortuaire à venir. Celle ou deux bouchers taxidermistes empalent une poupée trop blonde sur un tourniquet, avant de l’emballer dans un joint de cellophane, et l’annihiler dans un bain d’acide et de chaux vive. Miam, ceci n’est pas pour les enfants. Même pas pour les grands.
Puis vient Mythobarbital. Où on retrouve l’inaltérable goût de Kreng pour les cordes, les crins soulignés, les vents volatiles et les frappes pures et sourdes. Cet esthétisme sombre dont les goths aimeraient avoir le monopole. Là où les longues traînes épousent la poussière. Les dentelles, les poitrines lourdes et naturelles. Là où les faux reflets tentent de colmater, les bien réelles ombres d’âmes trépassées. Ce diptyque est recommandé à ceux qui ont plus fantasmé sur Gary Oldman que sur Winona Ryder, dans ce qui est probablement une des plus poussives adaptations de l’oeuvre de Bram Stoker. Ou à ceux qui ont ri, devant les échevelées séances de cannibalisme chères à Claire Denis. Car une fois passées les feintes de pur romantisme dark , vient à nouveau l’heure du sacrifice. Celui d’une femme, encore. Sa lente, silencieuse, mais certaine vivisection, laisse échapper des giclures de couleur pourpre sur ce qui devait rester spectral. Tout un contraste, encore une fois illustré en musique et en gestuelle, par des personnages grimés tous droit sortis des comptoirs d’Azraël. Cette pièce là fait littéralement figure de chef d’oeuvre. Une sorte de musique classique lumineuse épousant la noirceur du drone. Là où le jeu autour des silences, ramènent invariablement au cris de la bête.
Snuff, tiendra les promesses évidentes de son titre. Avec sans doute quelque chose de bien plus morcelé sur le plan rythmique, et de beaucoup plus strident sur les aspects tonaux. Pour mieux souligner encore, la franchise des coups du couteau lacérant les chaires. Car sa première partie laisse place à une iconoclaste fanfare, de tambours et d’encordées baroques se concluant dans des magnifiques aspérités noisy. Pour que la rythmique, dans ce qu’elle a de plus rampant et poisseux, puisse à nouveau reprendre ses droits inaliénables. Ceux qui dérangent, terrifient et amusent, finalement. La nouvelle sauvage et brutale autopsie à venir, se passera donc cette fois-ci de tout commentaire. Messe et magie noire, pour changer.
Je n’en dirais aussi que très peu, à propos du très minimaliste et atonal Monkey, épousant à nouveau la latence inquiète d’espoirs ténus presque dépourvus de tout lyrisme. Mais malgré tout maculée d’une certaine et martiale montée en puissance, cette pièce là peut aussi prétendre à un très haut niveau de composition. Grâce aussi à l’abstraite déclamation fermant sa première partie, pour se jouer ensuite une fois encore, de l’ambivalence des sentiments, entre découpage de troncs humains à la scie rouillée et ballets d’échos de cristal dark.
Les neuf titres placés ensuite n’apporteront pas grand chose à l’oeuvre pléthorique. Si ce n’est l’obsolescence programmée de ces compositions immédiates et très « early electronic ». Se détachent malgré tout les jubilatoires Hitler Needs Woman et Color Me Crazy. Mais le placement un peu aléatoire de ces titres n’aurait-il pas une signification bien plus pernicieuse ?
On s’est tellement convaincu que la musique de Kreng était flippante, qu’on a pas voulu voir qu’elle était sérieuse, certes, mais surtout burlesque et à prendre au second degré, comme les pièces de théâtre de la compagnie pour lesquelles elles furent composées. Dans une Belgique qui cherche parfois à rire de tout, même d’elle-même, après une affaire Dutroux précédant une crise politique et identitaire majeure, il est bon de se moquer de l’iconographie religieuses et de ce qui fait peur. D’un athéisme névrotique bien installé dans son époque aussi. L’héritage de la musique de Kreng et de l’Abattoir fermé est à chercher quelque part entre séries B, pornographie et gore drôle. Pas dans un contexte contemporain qui cherche absolument à tout intellectualiser. Et putain, que ça fait du bien. L’acquisition du coffret vinyle, même à 60 euros, est donc plus que recommandée. Et cela sans attendre les fameuses fêtes de fins damnées.