Avec Nostril en 2010, Gautier Serre (aka Igorrr) a connu un véritable succès, critique et commercial. Pourtant, son concept de « baroquecore » a mis un certain temps à s’imposer. Avec ou sans le recul nécessaire, Poisson Soluble (2006) et Moisissure (2008) laisssaient déjà entrevoir les esquisses de la bombe fédératrice à venir. Mais le concept (car quoi qu’on en dise il est beaucoup question de ça) avait besoin de gagner en cohérence, en efficacité dans son aspect déjà très frontal et devait jouir d’une production à la hauteur de ses idées tordues. Voilà pourquoi les ré-editions de Impulsive Art (excellent label grec plongé dans un triste sommeil) n’ont pas porté Igorrr vers les sphères qu’ils fréquentent aujourd’hui, malgré de très bonnes intentions.
Nicolas Chevreux, seul maître d’Ad Noiseam, est un furet. Les blogueurs, les organisateurs de concerts, les artistes et ceux qui surveillent l’actualité des musiques électroniques et industrielles le savent. Il est un des rares patrons de label à avoir su injecter la dose nécessaire de professionalisme (et donc de rapacité) à son label indépendant pour lui donner définitivement les moyens de son ambition. Ce genre d’état d’esprit est inexistant en France, et c’est bien dommage. Je ne vais pas relancer mon couplet autour de l’amateurisme généralisé qui gangrène la plupart des circuits indépendants, 2013 contenant son lot de bonnes résolutions. Ad Noiseam n’a pas seulement le couteau entre les dents, il a aussi la tête bien pleine, une maîtrise certaine du timing, un regard lucide sur l’air du temps et un talent indéniable pour sortir les artistes au bon moment. Voilà donc aussi pourquoi Nostril a connu le succès qu’on connait. Parce qu’il n’est pas sorti n’importe où, et pas à n’importe quel moment. Si Igorrr est aujourd’hui une des valeurs sûres du label, il sait aussi que son poison (son concept) peut s’avérer soluble dans le temps, que ses limites peuvent très vite apparaître. Que donc, il ne peut pas se permettre de dégueuler (il le fait très bien) une suite simpliste à Nostril.
Allelujah est un blasphème. Bête et méchant mais pourtant très intelligent dans sa mécanique d’annihilation. Le breakcore n’est jamais aussi bon que lorsqu’il ne respecte rien, si ce n’est la contrainte rythmique et technique inérante au genre. Le français a donc affuter les ailettes placées sur ses snares, pour déchirer encore un peu mieux les dentelles et les ornements qui habitent les nobles courbes rencontrées tout au long de l’album. Il déglingue la mélodie classique comme une ouvrière, mais avec amour. Loin de la pure et dure collision pragmatique, les observateurs de longue date du genre constateront aisément le grand renfort de fluidité dans l’entremêlement des genres. A l’heure du mariage pour tous, l’union entre la double pédale, les riffs bien gras, l’omniprésence du groin et des clavinets pour esthètes résonne comme une partouze apocalyptique où il faut accepter de ne pas reconnaître sa moitié dans la cohue. Tout n’est plus que marasme, chaos organisé autour du défouloir. Plus c’est gras et plus ça passe ? Oui, quand c’est aussi bien fait.
Hallelujah c’est un peu Youssouf Fofana dans la culotte de ta Yiddishe Mamma, une vente à la découpe de cervelas dans les artères de la medina, ou Lucrèce Borgia qui débarque toutes lèvres dehors au Puy du Fou. C’est aussi un coup de scalpel sur une peinture adulée. La verrue marinée sur le cul incorruptible d’Audrey Pulvar. Emir Kusturica qui accepte une fellation de Claude Guéant en preuve d’amour. Oeuvre d’art, et poils autour.
Igorrr n’est pas venu seul pour sodomiser des poules sur l’autel de l’apocalypse. Il s’est adjoint les sévices de Niveau Zero à la basse, de l’accordéoniste de John Zorn, des riffs de Teloch (référence metal si il en est, à ce qu’il paraît) et d’un membre de Tryo au violon (Benjamin Violet). On parle même de l’apparition de deux membres du Vladimir Bozar « N » Ze Sheraf Orkestär. La cantatrice (qu’on espère lubrique) Laure Le Prunnec, déjà présente sur Nostril, est également de la partie grasse.
On se posera toujours la question sur la réelle part de pure composition et sur celle réservée à l’échantillonage. Toujours est-il que même s’il s’éloigne un peu des rivages « tout baroques » (cordes andalouses, sonoritès d’Europe de l’Est, death metal pur), Igorrr parvient à donner les mêmes aspects tubesques et immédiats à des titres comme Tout Petit Moineau, Absolute Psalm, Vegetable Soup, Corpus Tristis ou Infinite Loop que ceux rencontrés à l’époque sur Tendon ou Veins. Autant de titres qui en s’ajoutant à son répertoire, devraient aider ses lives à gagner en consistance et en interactions.
Hallelujah est l’album dont Igorrr rêvait. L’apocalypse aussi. Je n’aime pas le metal, pas toujours le breakcore. Je continue d’aimer Igorrr. Même si le poisson est soluble, au moins il aura vécu.