Si Leland était contemplatif et mélancolique, Minutes Of Sleep est triste et dépressif. Alors que l’américain a trouvé l’inspiration pour le premier opus lors du décès de son père, la respiration créatrice du second trouve naissance dans la mort de sa mère. Il aura fallu ce double coup du sort pour que Francis Harris puisse enfin se révéler pleinement, lui qui officiait sous son propre nom au début de sa carrière avant de s’éclipser derrière l’avatar d’Adultnapper. C’était les 00’s, la période « club » avec tous les excès qui en découlent. Mais Francis Harris a vieilli et lentement appris à prendre du recul, autant derrière les platines que devant une partition. En assumant à nouveau sa véritable identité, il a signé en 2012 le splendide Leland, album de deep-house charnel d’une onctueuse profondeur. L’attente autour de Minutes of Sleep était donc grande et on redoutait la baisse de régime tant la barre était haut placée. Il aura fallu moins d’une minute pour comprendre que ce nouvel album dépasse tout, les espérances comme le plaisir.
Le deuil est la pierre angulaire de Minutes Of Sleep et cela se ressent dès l’instant ou le violoncelle d’Emile Abramyan et la trompette de Greg Paulus émergent finement des magmas drone de Hems et Dangerdream. Le toucher est délicat, la mise en bouche cotonneuse, la rythmique inexistante. Pour le moment, on se contente de ressentir, de vibrer sans mouvement. Ce parti pris instrumental, privilégiant un jazz d’appartement toujours en retrait, donne à l’album une sincère profondeur. Cependant, jamais Minutes of Sleep ne joue la carte du sentimentalisme primaire. Non, ici tout se passe en douceur, insidieusement. On accepte d’être placé dans un état dépressif presque doux et agréable.
Francis Harris peut alors déployer ses partitions deep-house avec préciosité. Lean Back étale sa finesse avec exemplarité, n’hésitant jamais à flirter de trop près avec le silence. Tout est question de retenue, même dans l’orgasme. Ainsi, lorsque sur You Can Always Leave, la voix de Gry (déjà présente sur le précédent opus) s’ajoute au jeu rythmique et à la trompette pudique, on nage dans l’éther. Minutes of Sleep ne subit aucune fausse note, tout est savamment agencé, dans une construction parabolique intelligente, doublée d’un mixage judicieux (ah, ce souffle continu propre aux productions house d’esthètes).
En achevant son album par une réinterprétation expérimentale, en forme de collage (dialogues / piano / modulations), de Dangerdream par l’immense Terre Thaemlitz, on comprend que désormais Francis Harris joue dans une autre division, celle des théoriciens musicaux, celle des créateurs exigeants avec eux-mêmes. L’album s’achève comme il finit, laissant la tristesse accaparer tout l’espace, pour ne jamais totalement disparaître.
J’ai appris, avec le temps et les chroniques, à me méfier de mon enthousiasme. Quand un album me transperce, je prends du recul, le laisse de côté avant de replonger dedans. Mais Minutes Of Sleep m’achève un peu plus chaque jour et je suis désormais convaincu que cet album est un chef d’œuvre, un diamant pur. C’est presque triste de sortir un tel album si tôt car le cru 2014 peut s’arrêter ici, je tiens déjà mon album de l’année.