Si on élude plus ou moins volontairement l’anecdotique et inquiétant Signal, Emptyset n’a rien sorti depuis quatre ans. Néanmoins, le duo de Bristol, constitué de James Ginzburg et de Paul Purgas, est parvenu à accomplir ses objectifs de départ. Jouer. Participer à des installations. Pénétrer les cercles plus fermés de l’architecture et de l’art contemporain. Surtout, présenter sa musique loin des clubs pour s’émanciper enfin d’une scéne techno à laquelle on continue étrangement de le cantonner.
C’est en ceci qu’Emptyset peut prétendre pleinement à une forme d’accomplissement musical. Faire des disques ne rapporte plus d’argent depuis longtemps, mais permet de continuer à maintenir dans l’actualité une entité qui souhaite surtout jouer en live. A vrai dire, je suis autrement plus inquiet de la direction que prend Subtext que par le renouvellement nécesssaire du pur son Emptyset. Les deux larrons tiennent certes un sillon obsolescent, mais le caractère unique de leur art du tout fréquentiel est finalement déclinable vers des horizons auxquels on ne pense pas encore. En filigrane, j’évoque des collaborations avec des artistes que je ne citerais pas et que je vous laisse le soin d’imaginer pour ne pas jouer au prophète de pacotille. Toujours est-il que Borders, sorti il y a quelques semaines sur le très ouvert Thrill Jockey, se doit d’être le dernier chapitre d’une oeuvre qui n’a pas le droit de comporter le moindre accroc. J’attends désormais personnellement Emptyset ailleurs, peut-être même sous un autre nom.
J’avoue avoir mis du temps à apprécier Borders à sa juste valeur, et à lui trouver même une légitimité en comparaison des opus passés. Peut-être avant tout pour la répétition des contraintes qu’ils s’infligent, en matière de lieus d’enregistement et de composition pure, qui perpétuent à mon sens quelque chose de nombriliste et de gratuitement isolationniste. Et surtout, parce que je suis agacé qu’il continue de faire la même chose tout en parvenant à se renouveler. On peut parler ici de fascination mais aussi de répulsion, face à ces gens qui ont aujourd’hui les moyens d’êtres arrogants, presque dans la défiance et la désinvolture vis à vis de ce qu’on peut attendre d’eux tout en imposant le respect. A vrai dire, aussi énervant que cela puisse paraître, c’est aussi un luxe qui peut susciter la jalousie.
Ceux qui ont eu la chance d’assister à un live d’Emptyset comprennent sans doute autrement mieux ce que je tente maladroitement de décrire. J’ai en tête le souvenir de ce badass roux de Ginzburg, scrutant certains membres de l’assistance, dès qu’il assène un de ces breaks titanesques dont il a le secret pour souligner les amplitudes hertziennes qu’il est capable de soumettre, avec ce sourire d’une arrogance inouïe. Comme pour dire au digger qui se croit érudit : « T’as vu ce que je suis capable de faire ? T’as kiffé hein ? Bah moi je t’emmerde, je suis au dessus de ton kif furtif. Toi la musique tu la prends dans la gueule comme tu peux pendant que moi je la construis. »
Sans transition aucune, Borders c’est un peu ça en permanence. Le duo joue avec les frustrations des auditeurs, et n’ont jamais semblé aussi bien contrôlé leur art. Avec ce faux air de pas y toucher et de faire tout le temps le même truc qui fonctionne à chaque fois, les mecs ont relégué leur déjà excellent emplisssage de l’espace au rayon du balbutiement. Les gars sont au dessus. Ils ne remplissent plus rien, ils investissent. Le vide, tout en lui laissant sa place et son rôle. Il n’est presque plus question de rythme, de tempo, de kick, de beat, de techno ou de bass music. Tout devient une question de dynamique, de souffle, de contraste et de roulette russe avec la notion même d’équilibre. Et ils ne se font jamais sauté le caisson.
Pour perpétuer une comparaison avec la ballistique que j’avais déjà entamé par le passé pour évoquer les travaux de Mika Vainio (les liens entre la musique de Pan Sonic et celle d’Emptyset sont évidents), Emptyset a compris que plus le projectile est lent et plus il fait de dégâts durablement, et que les explosions dans les espaces confinés sont comparables à celles du phosphore blanc.
Embraser les contours, laisser la trace de sa saignée dans la traversée du néant. Investir le vide à contre-courant. Sublimer les réflexes reptiliens pour faire imploser un système mourant.
Tout un programme. D’une violence aveugle et sourde mais qui conserve tout son sens. Alors peu importe le matériel analogique, les créations d’instruments et les liens aujourd’hui assumés entre les fréquences abrasives et les cordes pures (nan mais cette conclusion sur Dissolve…). Emptyset ne respecte rien, fait du morphing sur tout, comme pour camoufler les preuves du crime.
Borders est une oeuvre indivisible, un chemin de table cousu avec des munition léthales, où qu’ils le veuillent ou non, les convives vont bouffer du gras. C’est bon les gars, vous pouvez plier boutique tranquille, vous avez violé un game dans lequel vous étiez les seuls à évoluer. On se retrouvera peut-être à l’ombre d’un autre charnier.
Critique bien ficelée – tu m’as donné envie d’écouter.