
Après trois ans de bons et loyaux sévices à défricher ce dont on ne parle que trop peu souvent ailleurs, je me devais d’effectuer un semblant de bilan d’activité. Rien à voir avec une très maoïste remise en question publique, non, juste un petit retour en amnésie relative. Parce que, je me suis aperçu que ça faisait tout juste dix ans que j’écrivais des bafouilles sur la musique, et que ça pouvait être intéressant de revenir un peu sur la genèse de tout ça. Du désir d’écrire, avec pour alibi principal de le cantonner aux objets culturels. Et de ce qui m’a valu, au fil des ans, l’incontestable et street crédible titre du plus connu des chroniqueurs inconnus.
Bien sûr, certains d’entre vous ont découvert ce site il y a peu, sans savoir qu’il y en avait eu d’autres avant lui, tandis que certains lecteurs avaient déserté dès l’évolution de la première mouture. Je suis par contre toujours un peu plus surpris et séduit à l’idée que certains d’entre vous soient présents dès les premiers jours. En guise de préambule, je tenais à vous remercier tous et toutes, et plus particulièrement les plus ancien(ne)s, car sans nous être jamais vus, à l’heure d’internet et du tout dématérialisé, il semblerait que nous partagions quelque chose d’intime et de ténu.
Le blog Chroniques Electroniques est né en septembre 2008, à une table de poker, constituée de gens qui postaient et trollaient clips et insanités sur feu le forum des Eurockéennes de Belfort. Voilà, déjà un gros et inavouable dossier de lâché. Parmi eux, il y avait Tahiti Raph (journaliste de formation un rien rigide), B2B (professeur en lycée pro qui portait ostensiblement la fainéantise roublarde de sa fonction) et moi (Ed Loxapac à ce moment là, travailleur social couteau suisse dans un CHRS, déjà aigri et excessif en tout, bien avant la calvitie). Comme tout amateur de musiques électroniques à l’époque, nous lisions et subissions Tsugi, Trax et le déjà vieux avant l’âge trip-hop.net pour la partie web. Nous nous étions dits que si ces gens, en écrivant comme des concierges, pouvaient obtenir des disques gratuitement, des accréditations dans les festivals et des verres/bouteilles gracieusement offerts dans les boites, il n’y avait pas de raisons qu’on se prive de participer à cette orgiaque escroquerie qu’est l’art de la chronique musicale. Avec déjà pour volonté d’employer un autre ton, de parler de grands disques qui pour nous n’étaient pas exposés à leur juste valeur, et d’envisager l’exercice à l’inverse de toute manoeuvre purement promotionnelle (et parfois payante, nous faisions partie des premiers à le dénoncer, même si aujourd’hui tout le monde le sait). Abstract hip-hop, IDM, Techno, House, Ambient, Downtempo seraient nos fers de lance.
Le but était au départ d’être lu par un peu plus de gens que nos mères et nos cousins du Poitou, on se disait qu’en atteignant rapidement les 100 lecteurs par jour, on n’aurait pas besoin de trop gonfler nos chiffres pour glisser des carottes aux esclaves volontaires de l’industrie. Je me souviens que B2B avait rapidement évoqué l’idée d’un plafond de verre, qu’au vu du caractère très « alternatif » de ce que nous exposions, on ne dépasserait jamais ce niveau. Il avait même promis de courir nu place de la bastille si on dépassait les 300. Six mois plus tard, nos boites aux lettres étaient pleines à craquer d’envois promos, on avait des accreds pour tous les festivals, et le blog était lu par plus de 500 visiteurs par jour. Nous fûmes rejoints à ce moment là par Manolito, le quart féminin de chroniques électroniques, âgée de 18 ans, férue de dubstep mais ouverte, aussi enthousiaste qu’exaltée, avec déjà à l’époque une plume lyrique et digressive mais jamais vaine qui filait des complexes à tout le monde.
Les statistiques se multiplient rapidement par deux, parfois par trois lorsqu’on publie un assassinat gratuit à destination des fluokids hydrocéphales de chez Ed Banger (les concreteux de l’époque). Il arrive que je me surprenne à me livrer à l’onanisme virtuel sur google analytics en temps réel, et à y prendre goût, ce qui est le plus inquiétant. Il arrive même que B2B et moi participions à des apéros entre blogueurs et community managers, nous découvrons alors ce microcosme mondain que nous ne soupçonnions pas, où l’hypocrisie et l’auto-fellation en groupe sont érigées en art de vivre. Nous ne sommes pas de ce monde, naïfs et romantiques.
Pour en faire alors un peu moins et surtout pour profiter plus des avantages que notre « rang » nous offre, nous décidons d’ouvrir les portes du blog à deux nouveaux arrivants : Pingouin Anonyme (un doctorant philosophe brillant mais inquiétant, tout de noir vêtu) et Pneu Rouillé (un lycéen acnéique de 17 ans dont le père est un fan absolu de Boards Of Canada). Les mecs savent écrire sur tout, et participent activement à rendre le blog plus attractif et plus lu.
Moins d’un an plus tard, cette honnête association de passionnés vrille carrément en eau de boudin. A propos de l’évolution que doit prendre le site, mais pas seulement. Certains veulent rendre le contenu bilingue pour gagner en visibilité, d’autres veulent revenir à un ton moins acerbe et moins clivant. On s’accommode tous sur le fait que le blog est un des plus moches de la toile, et que sortir de la plateforme over-blog est indispensable, en plus d’une migration totale du contenu. Mais l’essentiel est ailleurs, ces années de collaborations ont tissé des tensions viscérales, pour ne pas dire de la haine, entre certains membres (j’avoue en cristalliser l’immense majorité), car même si à des degrés divers, nous plaçons (presque) tous et toutes des enjeux et affects égotiques hallucinants su ce qui n’est qu’un simple blog.
N’étant pas dans la tête des autres, je ne vais parler que pour moi même. Je vivais à l’époque une situation conjugale et professionnelle particulièrement chaotique, et me suis accroché à la seul chose dont j’étais vraiment fier, qui m’appartenait réellement et qui comptait plus que tout le reste. J’avais décidé que ça, on ne me l’enlèverait pas. Ouais, je sais, ça paraît inconcevable et pathétique de ne réduire son ambition personnelle qu’à une page web, mais c’était le cas. Avec le recul, je me revois en control freak, et ça me fout le bourdon. Usant d’influences et de pressions en tous genre, parfois même de violence psychologique, pour qu’à la fin la paternité du truc me revienne, dans une victoire aussi vaine et stérile que mes sentiments l’étaient à l’époque. Naïf et romantique, mais human after all.
Tahiti Raph fut le premier à fuir le navire en délitement, rapidement suivi par Manolito et Pingouin Anonyme. Pneu rouillé, qui avait déjà des velléités musicales et clipesques sur lesquelles il pouvait placer des espérances d’un autre acabit, est celui qui est parti le plus en paix. B2B, lui, même si il a toujours pris position comme seuls les suisses savent le faire, a toujours su où était son intérêt, et m’a diplomatiquement envoyé au charbon alors qu’il avait des ressentis encore bien plus hardcores et méprisants que les miens. C’est le seul que je côtoie encore aujourd’hui (je suis même le parrain d’une de ses pisseuses), et il arrive qu’autour d’une bière, nous puissions rire jaune des enculés que nous fûmes. Ensemble, nous abandonnerions en dernier Chroniques Electroniques comme ce qu’il était devenu : un navire fantôme errant dans les tréfonds de l’internet. Pour fonder SWQW, Le Webzine.
L’objectif affiché était de conserver le ton acerbe intact, d’afficher une interface à la hauteur (même si en réalité l’armature était ingérable) et de former ce qui était pour nous la dream team des plumes musicales du web. L’illustre et toujours pertinent Julien Lafont-Laumond (Goûte mes disques, Playlist Society) nous avait rejoints, tout comme les uniques Aurélie S. (C’est entendu) et Mélanie Meyer (Noise Mag), en plus des newbies Mattooh (irradié du nucléaire socialiste, qui a sans doute le style le plus délirant depuis Leo Battista) et Somath (ange blond punk qui ne tient pas l’alcool) pour les musiques à guitares. Pour la techno et ses dérivés, B2B a pu compter sur les intestables Void (trip-hop.net, Wild Musik) et Feldspath pour placer le webzine au firmament de la crédibilité. Il y en a plein que je ne cite pas parce qu’ils n’ont fait que des one shots, ou parce qu’ils ont débarqué dans les derniers temps. En trois ans d’activité, SWQW s’était imposé sans mal parmi les rares webzines qui comptaient.
En démolissant légitimement mais gratuitement Kavinski, en trollant du fan de Cult Of Luna, en faisant évoluer les fans de Paul K et les fluokids vers la sagesse, mais surtout en livrant sans concession les plus nobles ingrédients qui cultivaient notre inaltérable passion. Plus de 2000 visiteurs chaque jour, 18 000 pages lues un soir de top album et de shitlist. La classe à Dallas, les jaloux ont maigri.
Il y avait surtout entre les différents membres des relations distantes et saines, ce qui a eu pour finalité de ne jamais déchaîner le moindre heurt passionné. Avec le recul, sans appétence particulière pour le conflit, je vois néanmoins ça presque comme un regret. Parce que c’est sans doute ce qui a manqué. On s’est sans doute tous un peu embourgeoisés, rompus à l’exercice de la chronique quotidienne publiée avant midi, avec les mots qu’il fallait pour susciter suffisamment de réactions. En bref, j’ai jamais pris goût à ce fauteuil de boss que je convoitais tant à l’époque de CE, et le site a confortablement ronronné au gré des mois et des quelques années, en pilote automatique et à l’abri du tumulte. J’ai rapidement arrêté de surveiller les stats, et j’ai profité de la première accalmie pour que les choses s’arrêtent, en débranchant le malade sauvagement avant les soins palliatifs.
Pourquoi ? Parce que je me suis lassé de la collectivité en général, parce que j’avais mûri, que j’avais un peu perdu le goût, et que tout ceci devenait un peu trop sérieux (attentes de lecteurs, obligations de publications trop régulières pour maintenir le niveau). Et surtout parce que de mon côté, je ne supportais pas d’être parvenu à des vieux objectifs adolescents qui ne m’émouvaient au final que très peu. Et j’avais aussi, il faut l’avouer, placé mes enjeux personnels vers d’autre sphères. Je ne vais pas me mentir, il y avait aussi quelques résidus du mec qui aime casser ses jouets d’adultes dans le souvenir non vécu de ceux qu’il n’a pas eus. Mais là aussi, tout s’est fait assez naturellement et sans convulsions.
Quelques mois plus tard, je créais sans but précis L’ombre sur la mesure. Pour continuer à écrire, sans doute. Et pour continuer d’exister virtuellement, un peu. Parfois ouvert à d’autres plumes, mais finalement si peu. Il m’aura fallu trois ans pour comprendre ce que je souhaitais réellement en faire. Peut-être parce que j’ai commencé (et presque fini) à écrire des trucs plus aboutis (ça c’est moi qui le dis) en dehors des internets.
Si la chronique musicale telle que vous la connaissez est mon premier amour, j’avoue sans mal ne plus vouer beaucoup de passion à l’exercice. Aujourd’hui, énormément d’albums que j’adore ne m’inspirent absolument rien à l’écrit. Et je n’ai pas envie d’écrire sans plaisir, aussi méritant soit le disque. Alors que le cinéma, les séries, et des thématiques plus « sociétales » m’attirent de plus en plus. Sans doute parce que c’est une « matière » plus dense, pour être d’avantage dans l’analyse et un peu moins dans la digression. Je souhaite aussi aborder l’écriture sur la musique sous un angle différent, en abordant des thématiques plus générales, en faisait des portraits d’artistes ou de genres auxquels vous ne penseriez sans doute pas. Comme à titre d’exemple, « Le reggae, est-ce vraiment de la merde pour hippies ? » ou « Comment le punk est devenu une affaire de petits bourgeois ». A la première quinzaine de janvier sera publié un portrait très personnel d’un artiste musicien français, qui n’est autre que celui qui m’a le plus durablement accompagné durant ma vie, et il n’a jamais appuyé sur un fader ou un clavier MIDI. Les chroniques classiques d’albums vont perdurer, à un rythme moins soutenu, et uniquement quand l’envie sera le seul moteur.
Je suis revenu sur toutes ces vieilleries blogosphériques parce que ces aventures musicales et surtout humaines ont bien plus que je ne le pensais façonné l’homme que je suis aujourd’hui. Et parce que ça a décuplé l’admiration que je voue aux auteurs qui n’épargnent personne et surtout pas eux mêmes, qui osent le JE, et assument qu’en livrant ne serait-ce qu’un simple avis publique, ils font preuve d’une certaine forme de mégalomanie. Et aussi parce que malgré la nostalgie vis à vis d’un temps révolu et la chronophagie que ça représente vis à vis du temps qui reste, écrire des bafouilles sur Internet demeure la passion de toute une vie.
Merci de m’avoir lu. Et merci à ceux qui passent, sont passés et qui passeront.
PS : Parmi les plumes les plus marquantes que j’ai pu croisées durant ces dix ans, certaines continuent d’écrire ou de rendre publiques des oeuvres artistiques. Certains d’entre vous connaissent déjà Give Violence A Chance (ici), où Mattooh, Somath et BLACKSAD poursuivent leurs hommages à l’électricité. Aurélie S. a cessé d’écrire sur la musique mais est chaque jour un peu plus une illustre photographe qui fait son chemin (ici). Tandis que Manolito distille à plusieurs endroits mais surtout là et là son unique et inimitable radical style qui semble venir du ventre, qu’il s’agisse de musique ou de thématiques plus politiques. Plus surprenant encore, le jeune Pneu Rouillé a bien grandi. Il a eu, accompagné de son groupe, son propre Planète Rap sur Skyrock, fréquente Mouloud Achour, fait des millions de vues sur Youtube (là et là). Il est juste un des membres les plus influents du collectif Colombine (c’est Foda C, celui qui gesticule beaucoup).