Artiste autodidacte et intuitif qui ne sait pas écrire la musique, le tunisien Dhafer Youssef a reçu ses premières émotions musicales sur les bancs de l’école coranique. Vocalement tout d’abord, puisque c’est là-bas qu’il a développé cet unique timbre nasal et cette capacité à repousser les limites de l’aigu. A défaut d’y avoir trouvé Dieu, au sens dogmatique du terme, il se révèle très vite absorbé par le mysticisme pur. Profondément attaché à sa patrie et à sa mère, il sait d’où il vient mais envisage le monde comme un immense espace de liberté. Sa musique est bien née quelque part, mais ne saurait se satisfaire de la notion de frontière. C’est là qu’interviennent les appellations compulsives dont les puristes jazz (et les autres) ont le secret. Dès que ça sort du cadre, il faut absolument se montrer stigmatisant. Le jazz libre de Dhafer Youssef sera « World » ou « Soufi ». Comme si ces simples étiquettes pouvaient tout résumer, à l’heure où la toujours plus inquiétante mode est définitivement à l’identité…
Outre sa voix, le tunisien possède une déconcertante maîtrise d’un autre instrument : l’oud. Voilà presque quinze ans que Malak est sorti, et depuis, la musique de Youssef n’a jamais cessé d’être en recherche. Lui, a réalisé la performance de ne pas se perdre, de ne pas se laisser enfermer dans quoi que ce soit, et ce sans qu’on le « trouve ». Incursions électroniques, jam mystique, flirt prononcé avec les courants scandinaves et ECM, on en revient toujours à cette même soif de débordement vers les innombrables champs du possible. Même s’il a plus particulièrement démontré un attrait pour les musiciens turcs, arméniens, scandinaves et pour les trompettistes aventureux en général, on peut sans crainte énoncer que la période électrique de Miles Davis et l’oeuvre plus intime de Coltrane ont eu un impact très particulier sur son organe auditif. Rien qu’à l’annonce des pointures avec lesquelles il a et continue de collaborer, il y a de quoi frémir. Markus Stockhausen, Nils Peter Molvaer, Eivind Aarset, Bugge Wesseltoft, Jan Bang, Wolfgang Puschnig, Mark Guiliana, Tigran Hamasyan, Jon Hassell, Nguyen Lê, Arve Henriksen… autant de génies, autant de musiciens souvent plus ou moins conspués par les puristes.
J’ai eu la chance de le voir se produire en live, au New Morning et aux Bouffes du Nord, et je dois dire qu’il n’y a rien de plus jubilatoire que de bouger comme un fou (comme au Rex Club quand j’avais 18 ans) devant un parterre de pédants et de journaleux sectaires qui quittaient un à un leur place assise pour rejoindre leurs certitudes à l’extérieur. Dans sa discographie, Electric Sufi et Divine Shadows sont ceux que je préfère, pour des raisons forcément subjectives. Birds Requiem est sorti il y a moins d’un mois, et il marque un vrai tournant dans sa carrière. De par sa dimension résolument picturale et l’important retrait de l’électronique, mais aussi pour quelque chose de beaucoup plus évident : le musicien instinctif tunisien est devenu un véritable leader, un chef d’orchestre particulièrement accompli, et ce même dans ses accès de « folie ».
Ce nouveau disque prend encore le parti de la fusion, entre la chaleur du Maghreb et l’esthétisme froid des pays nordiques. Il distribue son lot de mirages, fore des oasis et des canaux d’irrigation dans des déserts gelés. Il illustre de belles migrations, des zones vierges où les âmes volatiles prennent le soin de s’abreuver. D’eau et de vin. De transe et de piété. Mais là où certains de ses précédents albums étaient chargés par diverses couches et stratifications, Bird’s Requiem fait le pari de l’épure sans renoncer à sa majorité improvisée. Pour être au jazz, comme pour ce qui est du lien au divin, plus dans l’esprit que dans la religion.
Entre le lamenti et l’Adhan, le doux blasphème et l’invitation au rite, l’oud ou la plus sublime que jamais voix du tunisien introduit et amorce le dialogue avec les différents intervenants. Si la complémentarité avec la trompette de Molvaer (Blending Souls & Shades, qui aurait sans doute été encore meilleure sans cette évolution vers un ersatz de country des oueds) ou avec la contrebasse de Phil Donkin (Fuga Hirundinum) est évidente et extrêmement bien maîtrisée, c’est surtout avec le piano de Kristjan Randalu (Indicium Divinum) et encore plus avec partout où intervient la clarinette de Hüsnü Selendirici qu’elle est la plus impressionnante. C’est à ce moment que toute la tension retenue est libérée, où le « scolaire » est rejeté pour succomber au souffle de l’improvisé. Et pourtant, le risque de tout surcharger à nouveau était important. Mais la troupe a l’intelligence de ne pas céder à la démarche big band. Parfois, deux intervenants s’y mettent pour donner « au combat » un regain de puissance, mais tout en laissant la place à l’autre pour que l’essentiel esprit de dialogue prédomine (l’exceptionnel Sevdah, ou Indicium Divinum encore). Voilà pourquoi le point d’orgue de l’album est le très rock 39th Gülay (to Istanbul). Parce que là tout explose, et que certains aspects démonstratifs peuvent y trouver une place autrement plus cohérente. Pour ne citer que celui là, le piano/batterie est justement complètement dingue. Il suinte la transe béate, on y rajouterait un simple kick house que tous les clubbers de la terre en ferait un hymne mortel.
Cousu de profane et de sacré, d’ancestral et de modernité, Birds Requiem est un album de jazz qui refoule tout enfermement dans le moindre espace ou la temporalité. On ne parlera surtout pas du classique « album de la maturité » mais bien d’un artiste hors norme parvenu à son apogée.