Horizons est un album qui a fait, fait et fera causer. Avant même sa sortie, sa simple potentielle existence devait être commentée, décortiquée et surtout remise en question. Parce qu’il est très commun (et très français) de juger un homme qui l’a déjà été, et qui, qu’on le veuille ou non, est condamné à perpétuité, marqué au fer rouge par l’irréparable. Dans son esprit. Et dans le regard des autres.
De tous temps, le « public » et la presse n’ont jamais su séparer l’humain (ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il a fait, ce qu’il représente) de l’oeuvre artistique dans laquelle il s’inscrit. Au rang des actuellement plus cités en exemple, citons Céline bien sûr, Dieudonné aussi, et enfin Bertrand Cantat. Qu’il soit perpétuellement brandi en symbole morbide de la violence infligée aux femmes par la nouvelle vague féministe n’est pas surprenant. C’est même dans une certaine mesure compréhensible. Qu’il soit voué aux gémonies par des anciens camarades (militants, artistes, intellectuels), pour qui la notion même de jugement ou de perpétuité devait être combattu, voilà qui est un peu plus « questionnant ». La société du spectacle a ses codes, ses chantres et ses retournements de veste.
On ne reviendra pas sur les errances d’une maison de disques complètement inconsciente pour ce qui est du choix de la date de sortie initiale. Ni même sur les conditions de la scission (inévitable et programmée) des divers membres de Noir Désir, ce groupe de rock français qui puisant dans l’héritage des Doors, du Gun Club et des poètes surréalistes, avait su transmettre autant d’émotions à diverses générations d’écorchés vifs.
Tostaky c’est fini. Bertrand Cantat revient accompagné d’un complice de longue date, rencontré à l’époque de 16 Horsepower : Pascal Humbert. Ils forment ensemble Détroit. Horizons est sorti il y a à peine plus d’une semaine.
On ne saura jamais vraiment si le très inégal Ma muse a été placé en ouverture pour illustrer un peu plus les aspects dépouillés, pudiques et désenchantés d’un album dont on ne pouvait au fond rien présager du contenu. Si les arrangements et la production ne sont à aucun moment critiquables sur le fond, certaines rimes et effets de style un peu plats contrastent vivement avec certaines fulgurances.
Ne le répète jamais à personne
et surtout garde ça pour nous, alone
les braises incandescentes sont encore
sous la cendre froide
autrement dit : » Sois toujours…
au rendez-vous »Que s’affinent les contrastes et s’encrent nos mystères
les nerfs se changent en air
flottant autour des météores
et la petite musique se glisse
entre les intersticesAlors veux-tu que je te dise
je prends ce que tu donneras
la pierre est précieuse et magique
maintenant je sais que tu es là
d’antennes en satellites autour des météores
je peux puiser dans ton calice
je peux creuser dans ta mine d’or
et sois au rendez-vous
Je n’ai jamais été très friand du Cantat qui chante en anglais (si ce n’est sur les indéboulonnables What I Need, Sweet Mary ou The Wound). Malgré ce timbre chaleureux, même si aujourd’hui un peu plus grave et plus cassé qu’auparavant, je ne parviens pas à m’émouvoir de ces titres chantés dans la langue de Shakespeare (Glimmer In Your Eyes, Null And Void). Celle qui lui va tellement moins bien que la sienne, quand il s’élève comme un chamane littéralement habité. Même si peut-être pas (encore) assez immédiat pour prétendre aux même décharges que celles du passé, Terre brûlante s’inscrit bien dans ce que Cantat a toujours fait de mieux : Poésie nébuleuse et élan vocal.
On ne s’empêchera pas de constater (plutôt que de bêtement regretter) l’absence du côté riffeur de Serge Tessot-Gay et la frénésie cavalière de Denis Barthe. Mais force est de reconnaître que les différents intervenants, la basse d’Humbert en tête, s’en sortent extrêmement bien dans leur positionnement pudique et subtilement étouffé, y compris dans les interludes purement instrumentaux qui scindent l’album en trois parties (mention spéciale à la gratte de Bruno Green et au violon de Catherine Graindorge).
Peu importe ce à quoi ils font référence et là où ils puisent leur essence, Ange de Désolation, Horizons et Droit dans le soleil sont de ces désarmantes dagues plantées au coeur, et ce sur tous les plans. Parce qu’on espérait plus forcément Cantat encore capable de ça. Et parce qu’ils insufflent quelque chose de radicalement nouveau dans sa manière d’aborder le « songwriting ». Dans ce désenchantement troublant pour conjurer l’espoir et ses reliques. Ou peut-être est-ce l’inverse. Toujours est-il que ça donne le droit d’en chialer tant c’en est beau.
J’avoue par contre être complètement passé à côté de Sa Majesté. Que je trouve Le Creux de ta main assez « clicheton », autant sur le plan musical que vocal, et que j’y ai même ressenti parfois une pointe de malaise. Je veux te saisir sans jamais épingler le papillon. Je t’aime, mais je ne te tiens pas dans le creux de ma main…
Ce qui est peut-être, pour moi, la plus grosse claque du disque viendra d’un exercice extrêmement compliqué. Reprendre un titre de Leo Ferré (à jamais le plus grand chanteur français), surtout celui-ci, relève du pari on ne peut plus casse gueule. Mais là, Cantat se démarque de tous ses contemporains et ne succombe pas à la classique reprise. Il la ré-interprète (il la crie, la vomie aussi probablement) avec ce qu’il est devenu, tout en soulignant le vrai sens trop souvent incompris. Le temps n’efface justement jamais rien. Ou s’il y parvient, ce n’est qu’aidé par cette foutue résignation. Il ne fait que retarder d’autres échéances, où ce qu’on aimerait avoir oublié nous re-pète un jour à la gueule. Avec le temps tout ne s’en va pas, c’est justement ça qui est justement si foutrement beau, et si foutrement dramatique dans le cas de Bertrand Cantat. Arrangements au couteau, effets de guitare et de basse, recours probable à l’électronique, bref chef d’oeuvre sur toute la ligne.
Une femme est morte. Bertrand Cantat chante pour continuer à survivre. Il est désormais un artiste qui n’a plus à se cacher et ne doit rendre de comptes qu’à lui-même. Pour ce qui est de l’artistique, même si cet album contient bien quelques zones de flottement véritable, il prouve qu’il a encore bien des choses à dire et à transmettre. Son retour et son rendu est une des plus belles nouvelles de cette année. Si en plus ça lui évite de trop apparaître avec les Shaka Ponk… soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien.