Juste un cadre, et la vie qui rentre dedans.
Alger. La nuit. Dans le plus grand abattoir d’Afrique, c’est la semaine de l’Aïd.
Ce lieu, où les citadins viennent manger des brochettes, c’est El’ Batoir.
A l’intérieur, le travail peut fluctuer de 10 à 300 bêtes à la journée.
Les ouvriers qui souvent habitent loin, dorment à l’intérieur du lieu.
Petite ville dans la ville, où lieu de vie et de repos se confondent, quartier d’enfance du réalisateur, autrefois appelé à devenir une friche culturelle, auquel il rend ici justice en transformant sa captation en un véritable exercice de cinéma.
L’idée est d’abord de chercher la poésie dans le sang, dans un cadre avec des carcasses en toile de fond, au milieu des aplats rouges et roses où l’on ne distingue plus l’hémoglobine, jusqu’à ce que l’on croise dans le monte-charge l’esquisse d’un cœur tracé avec le sang des bêtes.
Une esthétique qui pourrait rappeler la beauté lugubre des scènes d’équarrissage dans le cinéma de Bartabas, même si pour la mise en scène, une filiation serait plus à chercher chez le portugais Manoel de Oliviera pour l’immobilisme du cadre, le sens de l’écoute, la confiance dans le hors champ.
Les images, enregistrées en arabe et en kabyle, témoignent ainsi de la volonté du réalisateur de faire d’abord un film ensemble, par la discussion, sans trahir la parole. Durant deux mois et demi, il a ainsi tenté de faire un cinéma à partir de moments passés avec ses protagonistes, en les filmant toujours sur l’instant, « comme un boxer », dans les moments de pause, les interludes, en explicitant patiemment sa démarche auprès de chacun (« qu’est-ce que vous faîtes, de l’espionnage ? C’est encore la télé ?« ) et aboutir à un degré de confiance tel que certains accepteront même finalement de se laisser filmer au bout d’un mois.
Le film peut alors apparaître comme une véritable somme de surgissements.
Un film où l’on parle d’amour en étant tâché de sang, dans un lieu où les femmes ne sont que dans la tête, où l’on partage entre générations ses réflexions sur ce que signifie être solitaire. Où l’on écoute un aïeul récitant un extrait de sourate et semblant livrer face caméra tout le récit de sa propre mort. Où l’on croise un ouvrier s’appliquer à domestiquer un oiseau anglais avec de la viande hachée dans le but de le naturaliser algérien. Ou l’histoire de la cigogne et du drapeau français, racontée avant de s’endormir au volant d’un camion, anecdote devenue fable illustrant toute la violence et le poids de la colonisation.
Aux abords de l’abattoir, le plus vieil ouvrier de l’usine, autrefois troubadour, clame joyeusement des poèmes qui avaient autrefois été interdits et coûté de la prison à leurs auteurs, avant de se demander « Où est la vérité ? Personne ne m’a donné la vérité. C’est juste une impression, c’est comme le vent dans le vent ».
Portant ce microcosme au-delà de toute allégorie, le réalisateur donne vie à un étrange palais où légendes merveilleuses côtoient anecdotes et maximes locales, où les crépitements des vidéos lues sur smartphone et autres bribes nocturnes de séries américaines se mêlent aux paroles funèbres et prémonitoires du chanteur algérien Cheb Hasni, « rossignol du raï » assassiné à 26 ans.
Dans le film documentaire « Un été à Alger » (2012), le réalisateur Hassen Fehrani s’était déjà amusé à topographier des « lieux-carrefours » historiques ou légendaires en interrogeant leurs habitants dans son court segment « Tarzan Don Quichotte et nous ».
L’exercice prend ici toute son ampleur.
Parler amour, politique, musique et football, c’est prendre le pouls d’une société.
C’est explorer le lieu, le temps, l’histoire, et même permettre d’en dire la cruauté ou l’immobilisme : tout au long du film, on répond toujours à la fatigue en disant que « c’est le pays qui veut ça ».
Film simple, limpide, habité, qui réussit moins à bâtir une œuvre qu’à donner du plaisir à être avec ces gens, à les voir réfléchir le monde, à sentir l’espoir des jeunes ou la simple quête de santé et de tranquillité des aînés, à les entendre évoquer le futur de l’Algérie, imaginer kabyles et arabes s’unir, voir Youcef le jeune de 20 ans se déployer face à ses aînés, qui ramènent tout à l’effort et à la force des bras, une lucidité endurcie et implacable sur l’état du monde où « c’est la marchandise qui décide », tout en restant lui-même porteur d’un caractère chantant et pur. On retiendra sa phrase, complément au titre du film, lorsque son collègue lui dit « qu’il n’existe pas de rond-point à 99 chemins » et que Youcef, confiant, lui répond: « celui de ma tête est comme ça ».