Qu’on le veuille ou non, Daft Punk est un mythe de la musique électronique. Avant tout parce qu’ils ont su profaner ce qu’il fallait au bon moment. Pourtant bien moins créatifs qu’un Laurent Garnier (pour ne citer que lui), leur amour pour la house de chicago, le funk et le disco rencontre Dieu le jour où ils composent Da Funk et Rollin’ & Scratchin’. Nul n’a jamais entendu un truc pareil. C’est le début (en tous cas le vrai) des appellations « French Touch » et « Frenchs do it better ». Ces deux titres pas franchement critiquables sur le fond hissent Homework en 1997, album hautement surestimé par la critique à l’époque, au rang de chef d’oeuvre. Il contient pourtant plus que des fragments de mauvais goût certain, une sur-utilisation du sampler, du vocoder, ainsi qu’un inquiétant culte de la personnalité planqué derrière un anonymat robotisé de façade. C’est le début de l’hystérie, on parle de révolution électronique, les festivals se les arrachent. Un peu plus tard, les Daft et leur manager (Pedro Winter) cultivent l’art du mystère et celui de la non-communication. Quelques voix s’élèvent quand même pour dire qu’ils ont tout pompé sur Kraftwerk et les plus ou moins glorieux artistes qu’ils ont samplé. Très vite étouffées, on les prétend aigries et atteintes de cette amertume chronique si française. Critiquer Daft Punk à l’époque, fut comme dire qu’il existait un Jamel Debbouze dans chaque cité. Un propos subversif, mais risqué.
2001, année de la consécration de leur odyssée de l’espèce, voit sortir l’immonde Discovery. Chef d’oeuvre de pop aussi synthétique que régressive, il fait le bonheur de tout un tas de nerds amateurs de mangas moches profondément seuls. We are your friends, you’ll never be alone again : un slogan qui n’apparaît pas encore ouvertement mais qui fera des petits quelques années plus tard. Mais le fan de la première heure rencontre alors le phénomène de « craving » que connaissent bien les crackés. Il s’enfile Discovery jusqu’à en dégueuler mais n’y trouve pas les même sensations, les premières bouffées haletantes de Homework. Il doit se contenter des invitations au Daft Club, là où il pourra vivre son mal parmi les siens. Plus dur, meilleur, plus rapide, plus costaud. Encore une fois nous allons célébrer, oh ouais, n’arrête pas de danser. Il y a des lendemains de descentes comme ça qui passent mal.
En 2005, leurs recettes et motifs sont déjà bien connus. Mais ça n’a pas d’importance. Tout le monde en re-veut. Leurs stratagèmes deviennent presque un gimmick, une marque de fabrique. Plus c’est gros et plus ça passe ? Oui. Robot Rock, Television Rules The Nations et les légèrement meilleurs Steam Machine et The Brainwasher injectent à nouveau un semblant d’adrenaline dans le coeur de tous ceux qu’ils avaient laissé orphelins. Daft Punk est Human After All, tu comprends l’histoire ? Entre temps l’industrie du disque a saigné autant que les cachets d’artistes ont flambé. Leur album se vend moins bien. Peu importe, les programmateurs de Coachella et des Eurockéennes sont prêts à vendre leur mère pour les avoir. Tous les musiciens sur-évalués qui ont fréquenté de près ou de loin la place des Abbesses deviennent alors une denrée rare : des entertainers bankables, des chefs d’entreprise. On leur propose même de réaliser des BO pour Disney. Ce disque est d’ailleurs une ambulance au girophare tellement hurlant que nul n’oser tirer dessus à balles réelles.
Bref, Daft Punk est un mythe aussi populaire que populiste. Doit-on pour autant le traiter comme Justice et Kavinsky ? Bien sûr que non, la hate et le fiel ont leurs limites. Pourtant, les monstres qu’ils ont enfanté sont semblables à ce que le 21 avril 2002 a infligé à la chanson française militante. Para One, Birdy Nam Nam, Dirtyphonics, la galaxie Ed Banger et d’autres que j’oublie forcément sont le revers Zebda-Sinsemilia-Tryo-Cali du sus-cité cataclisme politique. Mais on s’en fout tu vas me dire, et tu aurais raison. Daft Punk sort un nouvel album, Random Access Memories, un hommage aux standards disco-funk de la fin des années 70 et du début des années 80. Dommage, il est pas très très bien. Le tourbillon de la comm’ reprend inlassablement, les rumeurs aussi fatalement.
Tu sais quoi Kevina ? On m’a dit que Daft Punk en vrai c’était Justice.
Tu déconnes, j’ai lu sur le net, qu’en vrai, c’était Charly et Lulu.
Mais non, y a un rasta de Châtelet qui m’a dit que Marcus Garvey avait prophétisé leur retour.
Nan ? T’es sérieuse.
Si, il l’a dit. « Look to the west for the crowning of a drag queen »
Cher lecteur, si tu as grandi comme moi, dans ce qu’on appelle les quartiers populaires et difficiles au début des années 80, tu te souviens forcément du public ciblé par la nouvel album de Daft Punk. Ils avaient le cheveu gominé, portaient des bas de survet’ Tacchini en complément de leur veste peau de pêche de chez Celio et de leurs mocassins mal contrefaits. Il y avait de la moumoute sur le volant de leur berline aux vitres baissées même en hiver. Ils rêvaient de faire de l’Antares (à Clichy sous bois) un Studio 54 où on s’électriserait volontairement et autrement mieux que 20 ans plus tard. Chaque week-end, ils tentaient de lutiner de l’apprentie coiffeuse/esthéticienne à l’arrière de leur BM (le pitbull sortait pisser pour l’occasion). Ils avaient le regard pauvre, l’âme simpliste. Ils pensaient que Kool & the Gang, Delegation, Boney M et Chic allaient changer la face du monde. Cet album est un hommage à cette génération, décimée lors de la décennie suivante suite à Alliance Ethnik, le R&B de rue et quand même quelques kilos d’hero coupée à la mort au rat. Quelle tristesse qu’ils ne soient plus là.
Après, je vais tenter d’éviter la mauvaise foi (tu sais bien que c’est pas le genre de la maison). Random Access Memories suinte la prod’ à un million de dollars, debarassée des aspérités d’un mix digne d’un netlabel d’IDM afghane. Les zicos invités sont des pointures triées sur le volet. Citons donc Nathan East, bassiste de Eric Clapton, Quincy Jones ou Michael Jackson. John Robinson, batteur régulier de Quincy et Chaka Khan. Omar Hakim, qui a bien connu Sir Miles Davis. Le guitariste de Chic, Nile Rodgers, qui a quand même collaboré avec Diana Ross, Bowie ou Jagger. Il trouve en Paul Jackson Jr. une doublure pas trop pourrie, puisqu’il fut le gratteux des Temptations et de Bobby Womack. Pareil du côté des featurings vocaux qui brassent bien large comme il faut. Je ne vais pas les citer tous, du moins pas tout de suite, puisque tu les connais forcément. Alors comment est-il possible de faire un disque aussi mauvais qu’il est bien produit avec un casting pareil ?
En filant aux guests un chèque au montant qu’on ne refuse pas, déjà. En extirpant au disco et au funk tout ce qui fait son coeur : son âme soul. En ayant la prétention de croire qu’on peut mixer des musiciens comme on tourne des disques. En distillant des hymnes aussi pauvres que ceux d’un Dj Marcel dans sa boite du fin fond de la Creuse. En filant un tribute pompeux to Giorgio Moroder (ses meilleurs travaux ne sont pas pour le disco mais bien pour les BO de Scarface et Midnight Express) pour se faire pardonner tout ce qu’on lui a piqué. En faisant croire au monde entier qu’on peut réaliser la musique du futur en singeant une musique de beaufs magnifiques : le pire du disco-funk. Tu peux rajouter à ça des emprunts sans vergogne (le mot est faible) à l’oeuvre funk de Herbie Hancock (Thrust et Head Hunters surtout), au We Ride Tonight des Sherbs (et à plein d’autres trucs plus ou moins recommandables pas encore reconnus par les internets) pour finalement les aseptiser et les noyer sous ces boucles vocodées usées elles aussi jusqu’à l’os. Et pourtant, tu filais les bandes au vieux Zigaboo, à Burnt Friedman et Amp Fiddler (période Waltz Of A Ghetto Fly et Moodymann seulement) dans un studio suintant le sang, les larmes et le foutre avec des posters de Demon Fuzz au mur, et bah t’avais là un disque majeur qui coûtait trois fois moins cher. Qu’est ce qui différencie un fan de Daft Punk d’un fan de funk si ce n’est le bon goût ?
Il serait parfaitement malhonnête d’accuser les Daft de voleurs compulsifs parce qu’ils ont samplé la BO de leur vie. On ne l’a pas fait pour le hip-hop (un peu plus pour Obsispo). Le sample n’est pas un crime (The Avalanches ont réalisé un excellent album il y a quelques années uniquement à partir d’échantillons), mais ce que tu en fais peut le devenir.
Tu veux légitimement savoir si cet album contient quelques furtifs instants de plaisir coupable ? Oui, quelques uns, c’est évident. Mais je ne les citerais pas (chuis pas B2B t’as vu), ou alors à voix très basse (sur Giorgio by Moroder, de 4’08 à 4’41 surtout) quand la section rythmique sonne quand même vachement classieuse, on les oublie très vite face aux crises de rires qui poutrent des basses côtes. J’avoue avoir ri avant même d’avoir écouté Give Life Back To Music (nan mais franchement ça dépasse toutes les frontières qu’autorise l’egotrip ce titre). Sur ce fameux single qui tourne en boucle même dans ses encore pire versions détournées. Celui où le temps d’un été on devrait oublier la crise, getluckyser nos vies pour les rendre plus positives. Celui qui voudrait transformer Louis Garrel et Vincent Delerm en Whoopy Goldberg hystérique. Mais rien à côté de Touch, hommage involontaire à un Dave atteint de jouvence une fois passé sous la fontaine de HPG. Sur ce titre, l’intro est cousue d’expérimentations très early electronic forcément cheap. Tout le monde crie au génie alors que Pierre Henri faisait au moins aussi bien en 54. Des choeurs enfantins et des orchestrations pire que prétentieuses marquent la pause avant que Dave ne revienne à nouveau rafraîchi de chez Swan. C’est absolument affligeant, ou désopilant, c’est au choix. On oubliera pas non plus tous ces titres sirupeux au possible, dignes de n’importe quel soap érotique de Joe d’Amato (Beyond et Motherboard en tête). Ni même ces affreuses bouses que sont les kitsch The Game Of Love et Fragments of Time. On sait désormais que si Pharell Williams n’a probablement pas lu Orwell, il chante bien comme en 84 (wesh Lucio Bukowski) sur Lose Yourself To Dance. Pareil pour l’hologramme pasteurisé de ce qui reste d’un chanteur qui a un jour chanté et composé l’album Is This It (Instant Crush). Voilà quand même beaucoup d’écarts pour un album qui se voulait un hommage aux synthés surannés (aux moogs instables surtout) et aux pédales taurus.
L’album a pu être écouté par tout ce que compte la presse française comme plumes subversives avant sa sortie officielle (Tsugi, les Inrocks, Télépoche). J’ai gardé quelques punchlines pour illustrer le propos. Pierre, je peux te citer et t’appeler Pierrot ? Après tout, même si moi je ne suis pas payé, on fait partie de la même congrégation d’escrocs.
Touch peut aussi évoquer les livres de Bret Easton Ellis, allez savoir pourquoi.
Instant Crush. Titre classe, futuriste et bubblegum. L’un des tracks les plus forts du disque, qui pourrait entraîner, enfin, la cohorte de rockers à croûte de cuir qui s’obstine à manquer le virage des années 2000.
Lose Yourself To dance. L’instru fonctionne en boucle et en propulsion et rappelle (en bien) une version futuriste du Cargo de nuit d’Axel Bauer.
Contact. C’est aussi un titre qui devrait s’écouter, rapport à sa puissance, avec des bandeaux en éponge autour des poignets. Épatant, fou, conclusion admirable d’un des chefs-d’œuvre de cette année 2013
Merci à toi Pierrot. Si on savait déjà que Random Access Memories est un disque tout ce qu’il y a de plus anecdotique, et que Daft Punk ne sont les artisans de rien si ce n’est d’une titanesque production, on sait désormais en plus comment certains journalistes en CDI seront coiffés à l’heure de la libération.