J’ai quand même réalisé la performance de publier ma sélection « Cinéma 2017 » encore plus tard que l’année dernière. ce qui en dit long sur mon investissement et sur l’importance que j’accorde à l’editorialisme. Je me console comme je peux en me disant que je n’ai que trois semaines de retard sur les Oscars, et que vous n’attendiez plus que votre leader d’opinion international pour déclencher votre dizaine de torrents ciné en ce joyeux dimanche soir.
Qu’on le veuille ou non, l’année passée aura surtout été marquée par le triomphe prévisible de 120 battements par minute et par le scandale de l’affaire Weinstein. Sans revenir concrètement sur ces deux faits (120 BPM a été chroniqué ici), il convient malgré tout, au moins en préambule, de réfléchir un peu sur comment le cinéma intervient dans le champ politique et sur comment il influence la société jusque dans la lutte des classes.
Le cinéma à grand spectacle rassure la plèbe, parce qu’il offre divertissement et légèreté, et surtout parce qu’il échappe les individus de la réalité et du quotidien. Rien de grave. Seulement à priori.
Par snobisme bourgeois, certains critiques avaient même à l’époque étiqueté le cinéma d’auteur à partis pris social comme « cinéma du réel ». Ce qui en dit déjà long sur comment le milieu est déconnecté de ce fameux réel. On en oublierait donc presque que les personnages de 120 BPM ne sont pas que fictifs, et que le film illustre des luttes qui ont réellement existé. Si on transposait les spectateurs qui applaudissent ces jours-ci le film face aux militants originels d’Act Up à la fin des années 80, je ne prendrais pas grands risques en pariant que la plupart les traiteraient de dangereux radicaux gauchistes galvanisés par leurs moeurs dissolus. Il y a quelque chose de résolument psychanalytique dans tout ça, et même si je ne suis pas compétent pour le décortiquer pleinement, je m’attribue le droit d’être dérangé. La violence du réel prouverait-elle sa vraie substance si, et seulement si, elle est diffusée à travers un écran ? Filer 8 euros à UGC deviendrait-il en ces heures sombres un acte militant ?
Dans ces termes, comment ne pas s’interroger aussi sur le pourquoi et le comment il a fallu attendre que des actrices révèlent le chantage et l’oppression sexuelle dont elles faisaient l’objet, pour que les Internets se parent tout d’un coup des attributs d’un palais de justice à ciel ouvert, où la dénonciation fait de principe office de preuve. L’immense majorité de ses actrices est plus qu’à l’aise financièrement, connaissent bien les mécanismes des médias et de l’industrie, et ne courent que peu de risques à dégaîner des secrets qui n’en sont pas vraiment. Combien parmi elles ont déclaré lors d’interviews qu’être un objet de désir vis à vis du producteur, du réalisateur et du spectateur, faisait partie intégrante du métier sans s’en plaindre ? Combien ont profité de ce système patriarcal pourri jusqu’à l’os pour écraser leurs concurrentes vieillissantes, contraintes au Botox pour continuer d’être « désirables » ? Un pareil questionnement hiérachiserait-il, ou pire, nierait-il, les victimes ? Bien sûr que non. Mais comment ne pas s’interroger sur le fait que la sonnette d’alarme soit tirée par les bourgeois. Qu’en est-il des employées de caisses, des sécrétaires, des barmaids, des conductrices de bus, des femmes sans emploi pour qui la pression masculine vient en plus se heurter à leur instinct de survie économique et sociale ? Quelle légitimité à faire valoir ses droits leur attribue la société en dehors des cercles féministes ? Doit-on les inscrire elles aussi dans le cinéma du réel, le vrai, pour réellement entendre leur appel ?
Notre représentation et l’intérêt que nous portons sur le cinéma dit quelque chose de l’état de la lutte des classes et des inégalités économiques. Vous pardonnerez je l’espère ma descente sans rappel, qui n’avait que pour simple objectif d’introduire ma sélection 2017 de cinéma du REEL.
10.
Les fantômes d’Ismaël. Arnaud Desplechin.
Ismaël est un réalisateur qui prépare un nouveau film. Il peine à se remettre de la disparition de Carlotta, son amour incandescant d’il y a 20 ans. Peu à peu, il reprend goût à la vie dans les bras de Sylvia, tout aussi écorchée que lui. Pourtant déclarée morte, Carlotta refait un jour surface, et va boulverser l’équilibre précaire qu’Ismaêl était parvenu à se créer sur les bases de sa disparition.
Salué par la critique mais boudé par les spectateurs à sa sortie, Les fantômes d’Ismaël intervient pourtant comme une synthèse des plus grands films de Desplechin (Rois et Reine, La sentinelle, Un conte de Noël). Où des personnages en miettes se rassemblent comme ils peuvent, et où Mathieu Amalric prouve une nouvelle fois qu’il est et de très loin l’acteur le plus brillant de sa génération. Un film terriblement humain, analytique, où chacun ira de sa propre glaise pour sculpter la sève de sa relation à l’absence et à l’existence. Les cahiers du Cinéma l’avaient cité avant moi, mais le marquis de Sade parlait très bien de ce film sans même l’avoir vu. « Vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra un jour que je réalise ». Un indispensable, surtout pour les inconditionnels de Desplechin.
9.
Moonlight. Barry Jenkins. Chronique
Chiron est un gamin du ghetto de Liberty City à Miami. Fragile et taiseux, le gosse, surnommé Little, a peur de se battre et est parfaitement dépourvu des attributs nécessaires à une « survie » dans un environnement défavorisé, où les postures virilistes servent surtout à imposer le respect et à gagner, au moins pour un temps, un semblant de paix sociale. Chiron est « élevé » par une de ces mères célibataires qui a baissé les armes et le reste, qui n’a pour seule obsession que de chasser le dragon dans les volutes du crack. Chiron offre peu à peu sa confiance à Juan, un dealer qui tient physiquement le pavé surtout grâce à un charisme et une intelligence très au dessus de la moyenne. Aux côtés de Juan et de sa compagne, Chiron se crée peu à peu des repères et une famille de substitution, et apprend qu’il faudra un jour qu’il choisisse qui il veut être pour ne pas se perdre.
Moonlight rappelle à ceux qui en doutaient encore que nul ne guérit pleinement de son enfance. Et que les rencontres, les deuils et les épreuves qui jalonnent l’existence contribuent à tracer les contours d’un futur en permanente construction. Dans les constantes, les tangentes et les points de fuite, on peut blouser les hommes mais pas son destin. Noyer le poisson mais pas son odeur, qui elle ne nous quittera jamais vraiment. J’en reviens donc à ces très beaux sujets qui font donc de Moonlight un très beau film à chaudement recommander. L’intimité et l’universalité.
8.
Des rêves sans étoiles. Mehrdad Oskouei
Dans un centre de détention pour mineures à Téhéran, l’iranien Mehrdad Oskouei filme au plus proche le quotidien et la parole de ces gamines désincarnées, qui ont parfois commis des crimes horribles. Avec pudeur et empathie, sans trop d’écarts contemplatifs et empreint d’une subtile poésie, Des rêves sans étoiles est la conclusion d’un travail administratif et de négociation titannesque. Un quasi huis-clôt, ponctué par les tirades solidaires de ces adolescentes que la société a rendu coupables et dépourvue d’espoirs, où l’enfermement est aussi anxiogène qu’une porte qui s’ouvrira sur un avenir de femme qui restera à écrire dans l’Iran d’aujourd’hui. Un grand documentaire venu d’un grand réalisateur, qui ne reniera pas les influences de l’immense Fréférick Wiseman.
7.
Grave. Julia Ducournau. Chronique
Sortant à peine de l’adolescence, Justine est une gamine surdouée. Comme ses deux parents ainsi que sa soeur, Alexia, elle est végétarienne, et se destine à la profession de vétérinaire. Elle rentre en première année tandis qu’Alexia entame sa seconde. Justine découvre les « joies » du bizutage et observent les autres membres de sa promotion, plus particulièrement le fougueux et magnétique Adrien. Elle peut compter sur sa soeur, qui a connu des phénomènes semblables, pour la guider dans ce nouveau monde qui s’impose au fond plus qu’il ne s’offre à elle. Comme pour beaucoup d’autres jeunes de son âge, Justine se prend surtout de plein fouet cette étape essentielle et parfois fatidique où le corps change, et où certaines pulsions comportent plus d’enjeux primordiaux. Pour ne plus être une bizu, Justine va devoir se soumettre à un dernier obstacle et non des moindres : ingurgiter un rein de lapin. Cet événement, potentiellement déjà hautement traumatique pour n’importe quel végétarien, va révéler chez Justine des maux et des obsessions encore plus spectaculaires. Quelque chose d’autrement plus grave…
Il n’empêche qu’en dépit d’une bande annonce un rien putassière, Julia Ducournau convoque aussi bien le Crash de David Cronenberg et le Trouble Every Day de Claire Denis, et transforme son premier long métrage en monument de maîtrise et de modernité. Grave n’est jamais dans le glauque, la surenchère ou l’outrancier. C’est une allégorie du cru, du brut, rogné sur l’os et à fleur de nerf. Le presque seul exemple actuel qui mord à l’aorte un cinéma français trop souvent bourgeois et ronronnant. Un film rare, qui sublime le goût et les liens du sang.
6.
Le jour d’après. Hong Sang-Soo.
Areum vient d’être recrutée comme assistante par Bongwan, qui dirige une maison d’édition. Son épouse, jalouse au dernier degré, ne cesse de l’interroger sur ses éventuelles infidélités. Bongwan, lui, pense beaucoup à Changsook, la femme qu’Areum remplace, avec laquelle il entretenait une relation amoureuse. Mais sa maîtresse a démissionné. Elle lui a toutefois envoyé une lettre d’amour, que l’épouse de Bongwan a fini par découvrir par hasard. Furieuse, elle se rend alors dans les bureaux de son époux et s’en prend à Areum, persuadée qu’il s’agit de la maîtresse de son mari…
Les films de Hong-Sang-Soo sont des poèmes, certes inégaux, mais toujours empreints d’un quelque chose d’indicible. Celui-ci, même s’il n’atteint pas les sommets de Sunhi et du plus récent et magistral Seule sur la plage la nuit, est un de ses plus beaux. Dans un noir et blanc éclatant et porté par la musique de William Basinski, ce dernier prend les atours d’un vaudeville philosophique troublant de maîtrise mais particulièrement clivant, où les plus cinéphiles apercevront peut-être l’ombre d’un Rohmer.
5.
12 jours. Raymond Depardon.
Aussi étrange que cela puisse paraître, 12 jours, c’est premièrement le délai légal avant qu’une personne hospitalisée sous contrainte soit présentée à un juge des libertés. Oui oui, pas un médecin, un juge. Déjà coutumier du fait, le documentariste et photographe de renom Raymond Depardon capture ses instants d’audience avec le caractère frontal et sans retenue qu’on lui connait. Il prend cette fois-ci ses quartiers au Vinatier, à Lyon, qui est un des plus grands complexe psychiatrique de France. Il va saisir les entretiens de dix patients, qui pour certains sont hospitalisés pour la première fois, mais surtout à quel point la justice, si elle continue de juger les fous, peine pas à comprendre les maux qui les génèrent. En dépit de quelques effets de caméra, plans surannés et dispensables, Depardon signe là un énième grand documentaire. Aussi drôle que triste à pleurer, beau que terrifiant.
4.
Lucky. John Carrol Lynch.
Lucky est un vieillard de 90 printemps, qui traîne son stetson et ses rituels dans un bled paumé de l’Amérique désertique. Il emprunte toujours le même chemin pour aller saluer ses potes au bistrot, dont un personnage incarné par rien d’autre que David Lynch, qui a perdu sa tortue terrestre nommée President Roosevelt…
A la suite d’une chute, Lucky comprend qu’il est au crépuscule de sa vie, mais il décide de combattre la fatalité de l’existence jusqu’à son dernier souffle.
Porté par la dernière composition du légendaire Harry Dean Stanton, Lucky est un conte qui rappelle que certains vieux qui se meurent sont telles des bibliothèques qui brûlent, et qu’un grabatère assis verra toujours plus loin qu’un jeune con sur des échasses. Un conte poétique et philosophique, qui a le don de simplifier les affres compliquées de l’existence, et de justement laisser toutes les aisées simplifications intellectuelles en suspens. Un film aussi puissant que léger, qui fait du bien à l’âme. Même à celles des reptiles qui n’ont pas fini de traverser leur désert.
3.
Braguino. Clément Cogitore.
Les Braguine et les Kiline sont deux familles, qui ont choisi de vivre loin des humains dans la taïga sibérienne orientale. Chacun de son côté de la rivière, ils partagent le même mode de vie, et sont pourtant ennemis. Le virtuose français Clément Cogitore, à qui on devait déjà le plus que prometteur Ni les hommes ni la terre, fait plus que filmer le quotidien de ses Robinson russes. Il intervient comme très rarement, en vigie de la sauvagerie. Avec tout ce qu’elle comporte de drame et de beauté. Rien à dire de plus. Un documentaire essentiel, d’une poésie inouïe, qui n’a malheureusement été projeté que dans très peu de salles obscures.
2.
Sayonara. Koji Fukada.
A une époque étrangement similaire à la nôtre, les centrales nucléaires du Japon sont frappées par des attentas terroristes. Les radiations se diffusent à tout le pays, qui amorce son évacuation dans le chaos. Tania est une expatriée sud-africaine, atteinte d’une maladie rare, elle ne fait donc pas partie des personnes à évacuer en priorité. En compagnie de son robot, qui l’aide et l’accompagne dans sa vie quotidienne, elles contemplent le déclin d’un pays qui se meurt peu à peu.
Plus qu’un pamphlet collapsologiste, Sayonara est une oeuvre rare, à situer dans l’héritage de Sokourov. Un chef d’oeuvre poétique difficile d’accès, qui se mérite, sublimé par une scène finale hallucinante. Un plan qui rappelle que si l’humanité se meurt, le monde lui survivra peut-être et n’en vivra que mieux sans elle.
(A noter qu’il existe deux versions du même réalisateur de ce film. Un avec Irène Jacob, l’autre, plus abouti, avec Bryerly Long. C’est de celui-ci que je parle et que je conseille plus que vivement.)
1.
Loveless (Faute d’amour). Andreî Zviaguintsev. Chronique
Boris et Zhenya ont peut-être un jour aimé l’idée qu’ils se faisaient l’un de l’autre. Plus probablement, ils ont sans doute aimé la concrétisation sociale que leur union pouvait représenter, aux yeux d’une société pour qui le confort et la sécurité sont des valeurs plus refuges que l’amour. Dans cette Russie passée de Pouchkine à Poutine, ils habitent un quartier dortoir sinistre et impersonnel. Sans vraiment le désirer, ils ont eu un enfant : Aliocha.
Une dizaine d’années plus tard, Boris et Zhenya ne peuvent plus se supporter, et ne parviennent pas à vendre l’appartement conjugal. Ils ont par ailleurs tous les deux déjà trouvé une autre « moitié », dont le caractère béat et soumis est autrement plus compatible avec leur respective égoïste idée du bonheur. Aliocha devient alors le fruit pourri qui symbolise leur escroquerie sentimentale, et pire, plus que l’appartement, il est l’obstacle à leurs mises à jour. Celles qui doivent à tout prix les rendre heureux, et ont pour principal enjeu d’effacer le désastre précédent.
Hors des réseaux sociaux, Aliocha n’a qu’un seul vague copain. Il est un enfant taiseux et discret, qui encaisse comme il peut les brimades de sa mère et l’absence passive de son père. En rentrant de l’école il joue parfois avec un ruban de chantier, et aime contempler une nature qui semble vouloir reprendre ses droits sur le béton et la déshumanisation qui l’accompagne. Un soir, il surprend une énième dispute de ses parents, où aucun d’entre eux ne semble prêt à assumer l’éducation et la future garde du fardeau. Le lendemain matin, Aliocha n’ira pas à l’école, et décide de disparaître.
Doté d’une maîtrise clinique et d’un génie crépusculaire, porté par la musique d’Arvo Pärt, Andreï Zviaguinstev livre avec Faute d’amour son film le plus accessible et le plus abouti. Un véritable chef d’oeuvre. Qui rappelle à quiconque en doutait encore que l’âme humaine est un puits sans fond, n’abritant pas même une corde pour s’y pendre, mais où il est quand même permis de prendre un selfie.
Le moins que l’on puisse dire c’est que le goût d’un art ne garantit pas celui du second.
ça se tient, mais t’as le droit d’être plus explicite (ou dans l’argument).