Une femme dont on ne sait rien, pas même le nom, fait le choix de la retraite. En pleine montagne, dans le massif des Pyrénées. Elle s’est fait construire un abri hi-tech semblable à un fuselage d’avion. Un refuge, entre la roche et le vide. Auto-suffisante, elle s’astreint à un entraînement physique et intellectuel particulièrement dense dans les quelques hectares qu’elle s’est réservée.
Elle ne s’est pas détachée par erreur, ni par lassitude, ni par aveuglement. L’isolement est un traitement, elle travaille à son détachement. Elle est en parfaite santé.
Un violoncelle, quelques livres, du matériel d’alpinisme et de permaculture, un peu d’herbe et de rhum. Elle a les moyens logistiques de son ermitage. Elle ne panique pas. Car paniquer c’est un peu se choisir un maître.
Si on ignore tout de ce qui l’a poussée à la retraite, elle expose rapidement l’objectif principal de son traitement. Comment vivre ? Peut-on s’oublier, au point de s’accueillir ? Et plus largement, comment s’émanciper de la relation humaine et de ses enjeux, reposant souvent sur la promesse, la menace et la destruction potentielle ?
Pour répondre à ces questions, elle a tout prévu, si ce n’est la présence « d’un autre » sur un territoire qu’elle est même prête à marquer. Si cette présence contarie ces plans, à quel point peut-elle bousculer ses résolutions ?
Le grand jeu est le dixième livre de la française Céline Minard. En 2014, le prix Inter célébrait Faillir être flingué et les aventures d’Eau-qui-court-sur-la-plaine dans sa traversée des grands espaces du Far-West, aux côtés des frères Brad et Jeff. Céline Minard avait remis à plat le western revisité. Qu’on ne s’étonne pas aujourd’hui qu’elle nous narre le repli d’une héroïne en quête de verticalité.
C’est un roman singulier et courageux, qui comme l’auteure aime à la rappeler, pose la réflexion au coeur de la littérature. Ce « journal de bord » met à l’épreuve l’endurance du lecteur et va jusqu’à s’adresser à lui. Tout en sachant que le peu de réponses qu’il recevra ne lui offriront en retour que d’autres questionnements. Ce livre n’offre pas de théorie, ni de morale. Rien que de la réflexion. Il lui appartiendra d’en faire ses conclusions personnelles, en fonction de sa propre expérience et de sa grille de lecture du roman.
Les aspects descriptifs, de l’environnement sauvage et de l’abri en lui-même, sont plus que méticuleux et pourraient même être qualifiés d’obsessionnels. Rébarbatifs pour certains, ces éléments soulignent au contraire à quel point l’héroïne a besoin de se lire, de s’écouter, de se rassurer face à ce qu’elle possède encore tout en apprivoisant la page vierge, où tout reste à écrire au fil de la ligne.
« Les nuits sont chaudes depuis trois jours, sans rosée, je dors dans la forêt de bambous. J’ai besoin d’être entourée. J’ai descendu une caisse complète et je me suis installée là, à côté de la caisse avec mon quart d’alu, mes amis verts, mes amis jaunes, autour de moi, bruissants. Ils me dépassent d’une tête maintenant. Je m’assieds avec eux le soir et nous nous livrons aux activités requises en de telles circonstances. Boire, jouter sur un nombre restreint de syllabes, exécuter des ronds de manche étudiés, boire, attraper la lune, boire.
Ils ne sont pas causants, c’est agréable. Hier, quand elle a été visible, blafarde, une pointe de vent s’est levée pour l’accueillir, les bambous ont pris du volume et j’ai participé à leur réception silencieuse, pleine de monde, de mouvements d’étoffe, de paroles essentielles prononcées légèrement. On m’a frôlée, j’ai senti la poudre de riz passer dans l’air, l’odeur blanche du saké. La soie portée en société ne fait pas d’autre bruit que les bambous froissés par un soir d’été.
Je ne vois rien parmi eux, je ne vois pas la vallée, ni la pelouse, ni le jardin, j’entends à peine le lac, je suis tranquille. Mon regard ne porte pas, je n’ai aucune perspective, je suis là, posée à côté d’une caisse de rhum, au milieu de leurs corps durs, élancés, élégants, sans profondeur, pourvus de mille bras flottants.
Je m’allège avec eux. Leur conversation de papier, leur droiture télescopique, leur coeur creux infusent dans mon quart d’alu et passent dans mes pensées.
Ivres, nous prenons chacun notre chemin.
Avec des non-humains, je me suis liée d’amitié;
Rendez vous au loin dans la voie lactée ! »
Ces longs paragraphes descrptifs un peu « cliniques » sont touchés par le style acéré propre à l’écrivaine, et ne sont pas dénués de ce que la sauvagerie a de plus primaire et de plus poétique. Ils sont entrecoupés de questions ouvertes, de réflexions philosophiques puisées dans la pensée stoicienne et dans le taoïsme.
Ce qu’il convient d’appeler la rentrée littéraire aura accouché d’un nombre incalculable d’ouvrages surfant sur les angoisses actuelles : attentats, obscurantisme, contexte politqiue précaire, régressions identitaires, guerres et autres barbaries. Céline Minard contourne ces sujets mais pose des questions autrement plus essentielles. Qu’est ce qui pousse un humain à se replier ? Peut-on aborder la relation humaine sans rien attendre de l’autre ? La menace et la promesse lui sont-elles intimement liées ? Nos réflexes archaïques sont-ils légitimes face à ce que « l’autre » envahit ? Et pour bien acceuillir ce « dernier », ne faut-il pas d’abord faire corps avec soi-même ?
Ce grand absent des tradtionnels et institutionnels ( misogynes ?) concours littéraires place Céline Minard parmi les rares auteurs qui osent encore s’affranchir de ce qu’on attend d’eux. Loin de la posture opaque à laquelle bien des critiques ont tenté de l’associer, l’auteure, par l’instrument de son héroïne, illumine dans les dernières lignes de son grand JE une subtile autopsie des gouffres et de l’isolement. Peut-être devons nous, comme l’héroïne, pour mieux répondre à nos propres questionnements, remettre à demain ce qui demeure une étude personnelle passionnante : la tentation du vide.
« Ni la menace ni la promesse ne peuvent être ignorées. C’est le putsch de l’autre contre soi. Ou de soi contre soi. Une prise de pouvoir.
Une menace est un guide précis. Et une promesse ?
On peut se faire une promesse à soi même. Parce que dans le jeu de la promesse, la seule règle, et généralement la seule difficulté, c’est de la tenir.
La promesse est-elle la méthode elle-même ?
La meilleure menace est celle qui se passe de son exécution parce que c’est là précisément que réside son pouvoir, la pression qu’elle exerce, ne pas se réaliser.
Est-ce que refuser l’autorité à celui qui l’exige par la menace, c’est précisément s’approprier ce qu’il demande ? Est-ce pour cette raison qu’il est impossible d’ignorer une menace ? Plus encore qu’une promesse.
L’autorité : le grand jeu de l’humanité ? »