Sans aller jusqu’à dire que ceux qui ne connaissent pas Sylvain Chauveau ont raté leur vie, il convient de rappeler que le musicien/compositeur français aurait mérité une reconnaissance autrement plus large que celle réservée aux sphères dans lesquelles il a officié. Même si la comparaison (ou la tentative de filiation) vaut ce qu’elle vaut, le français se situe pour moi (au moins) au même niveau qu’un Yann Tiersen, pour ne citer que lui. S’il a d’ailleurs rejoint ce dernier au sein du projet This Immortal Coil (avec entre autres Matt Elliott et Chapelier Fou), on retiendra avant tout son oeuvre réalisée chez le non moins magistral label Type. Son premier disque, Le Livre Noir du Capitalisme, sans doute le plus remarquable, est un chef d’oeuvre de noirceur mélomane en tension, cousu à la larme rageuse.
A suivi une bonne demi douzaine d’autres albums pour la plupart tous excellents (dont je retiendrais particulièrement Nocturne Impalpable et Nuage) ainsi que des collaborations avec des gens aussi recommandabes que Félicia Atkinson et Stephan Mathieu. On s’était arrêté à la compilation d’inédits parue il y a deux ans, saluée par la critique mais qui n’avait fait que trop peu de bruit. Plus surprenant, le label français Brocoli avait l’année dernière publié un album chanté autrement plus « pop », sur lequel j’avais pour ma part fait l’impasse. En toute confidentialité, le génial Home Normal de Ian Hawgood annonçait il y a quelques semaines le premier opus du projet Butterfly in the Snowfall, où Sylvain Chauveau apparaît aux côtés du trio Astrid (groupe que je ne connais pour ainsi dire pas, mais dont les contours baroques des premiers travaux méritent la plus grande attention). Avant toute chose, rappelons que si besoin, certaines mises à jour s’imposent.
J’ai tout d’abord eu peur. Victime de mes propres clichés et représentations, je ne sais pourquoi j’associe souvent les « fusions classicoambientofolk » à des trucs pour pleurer cul nu à Notre Dame des Landes entre deux dreadys. Autre appréhension, elle aussi pour le moins malhonnête et subjective : je trouve que la voix de Sylvain Chauveau a ce quelque chose d’un Dave Gahan qui aurait abusé du Danao au tofu. Fort heureusement, le dernier constat demeure mais le génie des harmonies en présence me transportent littéralement.
Cet album est empreint de cet inexplicable spleen ambivalent, que connaissent bien ceux qui, à force de vouloir gober le premier flocon de neige, se sont pris des tempêtes de grêle sur le coin de la gueule. De ces ours à l’âme grise qui sont coutumiers de l’errance dans la poudreuse mais qui n’y laissent jamais de traces. Ceux qui aiment courir en hiver derrière les dentelles d’hirondelles qui ne feront surtout pas le printemps. Il est de ces disques vers lesquels on revient comme dans un écrin, pour avec un sourire résigné ne surtout pas laisser passer l’orage. Une véritable ôde au manque et à l’absence, pour sublimer les saisons de résistance.
Malgré son petit côté « lettre de Guy Mocquet », The Dark Sea plante plutôt bien le propos, bien aidé il est vrai par l’apparition d’une clarinette particulièrement rafraîchissante. Puis tout s’accélère, se suspend et s’étire étrangement dès les premières secondes de la fresque End Of Silence. La plainte de Chauveau se dilue dans un magma de larsens, de drones, de feedbacks toujours au bord de la limite. Comme le cri de l’épiderme laineux lorsqu’on l’électrise. C’est beau, ce n’est pas gratuitement émotionnel et en terme de composition, c’est juste impressionnant. La guitare intervient, plantant ses grappes en métronome tandis que le violon s’emballe pour former une couche mélodique moelleuse et volatile sur laquelle la clarinette viendra ensuite se calquer. En un peu plus de dix minutes, on a une belle représentation de ce que j’appelais plus haut des harmonies à tomber.
Vient ensuite le titre qui donne son nom à l’ensemble du projet. Et c’est sans doute un des trucs les plus beaux entendus cette année. L’élément central est un dialogue de fou entre la gratte et le violon, qui semble tout droit sorti d’un western dramatique pas encore réalisé. Les interventions vocales de Chauveau y sont bien plus sporadiques, mais bizarrement autrement plus essentielles. De quoi s’accrocher aux ailes de ce fameux papillon, pour lui rappeler ce qui généra sa mue, et aussi qu’il n’a que bien trop peu le temps de vivre. Ce titre et le précédent forment le véritable coeur du disque. Ils valent à eux seuls l’acquisition de l’objet, même si du coup ils en écraseraient presque un peu le reste…
Malgré encore une fois une composition sans failles et une place plus importante laissée aux claviers et pianos, Far From Wordly Matters invite à quelque chose de moins immédiat et de moins attentif. Abandon, en final forcément, rappellera aux éternels suiveurs de Chauveau combien il sait donner au silence une place de choix. Le jeu de guitare de Cyril Secq, sans se montrer trop démonstratif, y est absolument impressionnant dans sa capacité de variation et sur le plan strictement technique. La clarinette, plus gutturale et discrète, s’associe parfaitement aux épidermiques larsens du violon. Une fin abandonnique donc, mais particulièrement réussie.
Le projet Butterfly in the Snowfall est une réussite plus que bienvenue, où on ira jusqu’à même se blottir dans ses (maigres) zones de flottement. Si le timbre particulier de Chauveau pourrait se révéler tel un frein pour certains, ses talents de composition sont intactes et sa brillante idée de laisser les parties de guitare à un acolyte est à saluer. L’album est donc plus que recommandé aux amateurs de spleen heureux. Le groupe Astrid est quant à lui à (re)découvrir, il paraît même qu’un album serait dans les tubes pour 2014. D’ici là, restons donc attentif aux transhumances de ces illustres papillons, « ces billets doux pliés cherchant une adresse de fleur ».