Je me souviens parfaitement du jour où j’ai acheté ce disque. A la Fnac du centre commercial de Rosny sous Bois, dans le 93. J’étais à l’époque uniquement focalisé sur le rap et les musiques jamaïcaines. Ce fut la première fois que j’achetais un album sans même l’avoir écouté, littéralement happé par son artwork sans que je ne sache pourquoi. Peut-être déjà… l’inconscient. Ou plus simplement cette représentation austère d’un tableau familial désossé de ses traits d’humanité. Peut-être aussi, sinon, cet âge ingrat qu’est l’adolescence, où l’on brûle tellement d’envie d’être adulte qu’on en oublie même ses réflexes d’enfant. A l’ombre de mes seize printemps, j’avais placé la galette dans la poche intérieure d’un caban. Aux côtés d’un petit format Moleskine où j’évoquais déjà mes rêves d’Orient. Le jour même où à Noumea, des gamins se rêvaient indépendants. C’était hier, il y a vingt ans.
Enoncer que j’aborde aujourd’hui ce disque avec la même approche serait mentir. Si la magie a survécu, le temps a commis ses outrages. Emportant avec lui l’absence totale d’intellectualisation que je vouais alors à la musique. J’attendrai dix ans de plus pour écrire des (mauvaises) chroniques, avec le recul plus ou moins analytique et surtout teinté d’aigritude que vous contemplez aujourd’hui. Music Has The Right To Children est en tous cas le responsable, avec quelques autres qui viendront par la suite, de mon initiale plongée sans oxygène dans les bassins de la musique totalement électronique. Il y a donc dans ma relation à ce disque quelque chose d’hautement symbolique et affectif. Quelque chose que l’âge et les affres de la vie aidant, on peut avoir envie de renier. Mais certaines idoles sont plus difficiles que d’autres à brûler. Il ne s’écoule jamais guère plus d’un mois sans que l’envie de l’écouter ne me submerge. Comme je l’avais dit il y a quelques années dans une chronique à propos de Tomorrow’s Harvest, que je considère d’ailleurs toujours un peu plus comme l’autre chef d’oeuvre intemporel du duo, la musique de Boards Of Canada dynamise comme aucune autre les contextes, accompagne la vie des contemplatifs de tous bords et ce quelle que soit la couleur de leurs sentiments.
Bien que déjà auteurs de deux formats courts de très haute volée, BOC va réellement se révéler au « grand » public grâce à cet album. Déjà un peu parce qu’il est co-signé par Warp (et Skam), label qui compte dans ses rangs des gens comme Aphex Twin ou Autechre, qui font chacun une musique très différente, issue de cultures qui le sont tout autant, mais qui sont tous reliés à cette scène un rien fourre tout qu’est l’IDM, et qui déchaînait les passions au milieu des années 90. Mais surtout parce que cet album diffuse un son jamais entendu, et qui ne ressemble à rien de connu. Vingt ans plus tard, on peut même dire que ce son si spécifique à Boards Of Canada aura maintes fois été imité, mais aucun des vils copycats n’a jamais effleuré le moins abouti de leurs titres.
Si on a souvent érigé ce disque au panthéon de l’IDM, ce dernier réfute pourtant la moindre et gratuite complexification rythmique (contrairement à Geoggadi). Si l’enchevêtrement d’un Telephasic Workshop semble encore aujourd’hui nostalgique du futur (avec son combo kick gavé de subs, synthés lo-fi inimitables et samples vocaux bien piqués), il y a fort à parier que ce titre résulte plus probablement d’improvisations fraternelles spontanées que d’un algèbre chirurgical. On oublie bien trop souvent d’évoquer le background viscéralement rap de ce disque, alors que bien des titres y font ostensiblement hommage. Rue The Whirl, le plus frontalement, bien sûr, mais que dire alors de la sève rythmique d’An Eagle In Your Mind, de Sixtyten ou Turquoise Hexagon Sun ? Bref, de presque tous ces titres qu’on a qualifié de « tubesques » à l’époque ? Oui, ça et cette culture de l’interlude, transpire la rap culture par tous les pores. Et là aussi, on est bien loin de ce qu’on pouvait produire du côté de chez Ninja Tune ou Grand Central à la même époque en Grande Bretagne. Un peu avant et différemment de tous les autres, Boards of Canada faisait bien du rap instrumental alternatif et DIY.
A mon humble avis, pour saisir pleinement le plaidoyer de ce disque, il faut parvenir à envisager ses deux artisans comme des bricoleurs de matériaux tombés en désuétude ou détournés de leurs ultilités initiales. Des fans de rap qui kiffent scotcher devant des documentaires animaliers et se laver dans les rivières parmi les truites. Des férus de sciences et de mathématiques un peu new age, et aussi survivalistes un peu avant l’heure. Des types qui quoi qu’il arrive, ont décidé de se maintenir à l’écart. Pas par beatnikittude, mais juste parce qu’ils sont parfaitement conscients du monde dans lequel ils vivent. Et parce qu’ils savent qu’il est un endroit dangereux pour ceux qui ont des rêves de libérté et de sauvagerie à entretenir.
Encore aujourd’hui, ce qui trouble le plus profondément dans ce disque est sa totale sombritude mêlée à une chaleureuse bienveillance. Parce qu’en illuminés de leur époque aptes à presque prophétiser les dérèglements à venir, ils savent que si leur album se veut comme un avertissement aux générations futures, il se doit surtout d’être ludique et accessible au plus grand nombre.
A l’image d’Aquarius, même si c’est sans doutes un des titres qui a le moins bien veilli, Music Has The Right To Children est un disque où l’on se prend tout George Orwell et tout Jules Verne dans la gueule sans avoir à en lire la moindre ligne. Comme un deutéronome anémiste qui ferait figure de garde fou pour ne pas perdre de vue des valeurs essentielles qui n’auraient rien de religieuses. Même loin des hommes, Boards Of Canada a posé l’humain sur ce disque au dessus de tout. Pour que les enfants des siècles à venir, dépourvus de vies sages, ne perdent pas la face et préservent leur inaliénable droit à avoir un point de vue et un regard critique. Bien loin de la naïveté à laquelle on a de cesse de vouloir le limiter, ce disque est un intemporel message destiné aux éternels enfants. Un avertissement, plus qu’un divertissement.
« Now that the show is over
and we have jointly exercised our constitutional rights
We would like to leave you with one very important thought
Sometime in the future
you may have the opportunity to serve as a juror
in a so-called obscenity case
It would be wise to remember that the same people
Who would stop you from viewing an adult film
May be back next year to complain about a book or even a TV program
If you can be told what you can see or read
Then it follows that you can be told what to say or think
Defend your constitutionally protected rights
No one else will do it for you
Thank you »
superbe chronique.
Merci pour cette belle critique de cet album indémodable. Alors que l’on célèbre à outrance Daft Punk pour ne pas montrer leurs visages si il y a un groupe rare, mystérieux et qui ne déçoit jamais c’est bien Boards Of Canada.
Par contre je n’ai jamais compris le titre de l’album. La musique a le droit d’enfanter ? La musique passe avant les enfants ? Quelqu’un pourrait m’expliquer ce qu’il signifie ?
sombritude et bienveillance, c’est exactement ça. pareil, un besoin de réécouter cet album régulièrement. j’aime bien les truites aussi
Oui un de ces rares disques qui reste. Une décharge d’endorphine comme un bon épisode d’Albator.
BOC est devenu comme une soupape d’équilibre au fil du temps, une nécessité
Merci pour cette chronique, et joyeux anniversaire à MHTRTC, compagnon de vie.
La couleur des sentiments…. Belle chronique.
Très beau texte merci.