Le norvégien Biosphere (Geir Jenssen) est plus qu’un vétéran de l’ambient. Sans le moindre excès, on peut l’affubler du titre de légende. Parmi ses douze albums, on peut aisément placer Substrata et Cirque (fraîchement ré-édités) comme des monuments indispensables du genre. Seulement voilà, depuis N-Plants en 2011 (Touch), le scandinave a quelque peu confondu recherche et perdition, tant et tellement que sa collaboration de l’année dernière avec une autre figure tutélaire (Deathprod) avait même provoqué un sentiment de gêne. Sans crier gare, il revient cette année sur un label jusqu’alors inconnu pour réaliser l’énigmatique Departed Glories.
Ce disque résulte d’errances répétées dans la forêt polonaise de Wolski, où furent massacrés bon nombre de cracoviens durant la seconde guerre mondiale. L’histoire raconte qu’une médiévale reine polonaise, Bronislawa, accompagnée de religieuses, s’était réfugiée dans cette même forêt pour échapper aux tartares durant l’invasion que connut le pays au 13ème siècle. Un monument fut construit à son effigie, mais détruit lors d’un autre conflit, cette fois-ci contre l’Autriche au 19ème siècle. Le norvégien a imaginé le sentiment de traque qu’avait pu ressentir Bronislawa en ces lieux avant de succomber. Et il l’a retranscrit en musique.
Pour accompagner le disque, il a utilisé le travail photographique de Sergei Prokudin-Gorsky pour présenter un artwork à la portée symbolique, humaniste et politique sans équivoque. Une femme arménienne en habit traditionnel, les mains jointes, dotée d’un regard aussi perforant qu’hypnotique, siège dans une forêt turque et semble scruter l’auditeur pour lui révéler son témoignage d’un génocide à venir.
Les lieux sont-ils dotés d’une âme, de mémoire et de vibrations ? Le sang des martyrs peut-il jusqu’à fertiliser la racine des arbres ? Leur rendre quelque chose de ce traumatisme ? L’histoire, qui plus est dramatique et mortifère, peut-elle infuser dans les terres et pénétrer l’esprit de celui qui s’y aventure ? Quand les fantômes caressent la nuque de l’errant, les frissons qui le parcourent sont-ils autant d’invitations au souvenir de ce qu’ils furent, et de comment ils sont morts ? Si les martyrs ne meurent jamais, les charniers qui les abritent peuvent-ils prétendre au havre de paix ?
Biosphere a réuni un nombre incalculables d’enregistrements de musiques traditionnelles ukrainiennes, polonaises et d’Europe de l’Est. Si toutes tendent pratiquement vers le sacré, le norvégien a décidé de les échantillonner, les transfomer en nappes sous des filtres dont il a le secret. Aidé par des captures fantômatiques de choeurs féminins et enfantins, il a composé une ôde au voile, à la texture et à cette tension suspendue. A ce que le refuge doit à la menace. Une élégie de l’indicible, sublimant ce que la beauté a de plus terrible.
Outre son travail colossal de recherche et de transformation, l’exploit de Departed Glories est d’avoir saisi l’âme friable d’un lieu et d’en délivrer quelque chose qui peut prétendre à l’éternel. Se dresse ici un disque mystique, qui doit autant au palpable qu’au métaphysique. Un album qui rappelle que les plus beaux combats sont ceux perdus d’avance, juste par principe. Une musique pour se soustraire à la contemplation du vide dans les entrelacs du grand rien. Une oeuvre pour s’évader du non sens ici bas, planter des galantusias sur les berges d’Utøya, chanter la Miserere dans les vallées du Rojava.