A l’instar d’un Fennesz ou d’un Tim Hecker, Ben Frost est une des figures de proue de la musique dite expérimentale. Né en Australie, aujourd’hui expatrié en Islande, celui qui fut l’élève de Lawrence English ne s’est jamais reposé sur les lauriers de ses chefs d’oeuvre.
Steel Wound tout d’abord, sorti en 2003, fait aujourd’hui partie des dix disques dont je ne me séparerai jamais, et me suivra jusque dans la tombe. Rien que pour ses signaux de guitares lacérant les océans de la solitude, aux heures où les passions décimées n’ont rien perdu de la beauté sauvage qui les avait enfantées. Ses voix irréelles, inscrivant des stigmates jusque sous la peau des arbres morts. Toi, moi, et la fin de tout le reste. Un slogan gravé à même l’éternité et aux racines du ciel, que pas même Dieu ne saurait laver.
Puis il y eut le somptueux Theory Of Machines en 2006, un disque plus radical, soulignant les réactions en chaîne d’une humanité perdant haleine à l’orée d’un nouveau règne de la matrice industrielle. Dans un silence d’église, le violoncelle d’Hildur Guðnadóttir venait conclure cet hommage à peine voilé à Swans.
By The Throat, sorti en 2009, album sanguin et émotionnel, est sans doute celui qui a reçu le plus de succès. Celui d’un loup qui avait rejeté la meute et rejoint les steppes enneigées, pour ronger la sauvagerie jusqu’à l’os, échapper aux purges et organiser sa propre saignée.
Trois monuments de musique pour enfants tristes. Ô Dieu protège moi. De ne retenir que ces trois là. De volontairement éluder les BO poseuses et parfaitement dispensables qui par la suite viendront. Jusque son odyssée exotique et synthétique de 2014, semblable à une lecture très personnelle de Tintin roux au Gabon, dont il convient encore aujourd’hui de taire le nom. Ô Dieu, accepte de me pardonner, d’avoir considéré une de tes brebis comme perdue pour l’éternité.
Il y a quelques semaines, le format court Threshold Of Faith avait juste fait son taf : un simple teasing avec des versions de l’album écourtées pour faire monter la sauce et inviter aux remix, et surtout annoncer que ce nouvel album, The Centre Cannot Hold, avait été réalisé en compagnie d’un certain Steve Albini.
Bien qu’on fasse tout un fromage de cette collaboration, et même si Albini fut un des pontes du noise rock avec son remarquable groupe Shellac, l’américain a depuis le début des années 90 fait du chemin, sa participation à un disque de Ben Frost n’a donc au fond rien de réellement surprenant. Il est aujourd’hui mentionné aux crédits techniques et de production de pas loin de la moitié de tout ce qui sort en rock indé. On aime souvent rappeler qu’il a participé aux plus beaux disques de Nirvana et de GY!BE, un peu moins qu’il a fricoté avec Dionysos. Bref, la mention de cet invité de choix, avec qui l’australien a peut-être d’ailleurs des relations amicales, est juste parfaitement anecdotique.
Albini a malgré tout eu pour labeur de contenir les embardées de Frost dans un espace clôt pendant dix jours. Et de n’en retenir que la moelle la plus qualitative, pour former un disque cohérent. Ne soyons pas avares en louanges, c’est une réussite absolue.
L’album s’ouvre sur un tellurique Threshold Of Faith de toute beauté, dont la teinte générale rappelle les travaux technoïdes fréquentiels d’Emptyset. On comprend surtout très rapidement que l’australien s’est pour ce disque imposé comme contrainte de composer avec l’énergie et l’urgence d’une performance spontanée. Celle d’une lutte. Contre lui même et ce qu’il sait faire, pour dompter ses propres mécanismes de réaction. Contre l’enfermement, et contre une époque robotisée. Hyper connectée, où tout doit aller très vite. La sensation de maitrise absolue qui se dégage du disque est donc d’autant plus troublante.
Malgré son intitulé, The Centre Cannot Hold, jouit d’une dynamique parfaitement implacable et d’une mécanique de précision rompue à toute épreuve. Un nouveau passeport audiophile, où chaque strate respire le génie. Les synthés qui avaient fait la légende d’ H O R R O R A sont cette fois-ci utilisés pour injecter chaleur et contraste sur des pellicules de glaces prêtes à rompre à tout moment. Sur A Sharp Blow In Passing et Trauma Theory, l’australien s’élève en architecte du chaos, dresse des colonnes de sons comme des édifices empiriques qu’il semble charger de sous munitions, pour les faire imploser juste après leur extraction.
Puis, non sans une douceur hallucinante et cristalline, il rappelle en douze secondes qu’un simple missile Hellfire coûte 100 000 dollars.
Ben Frost a retrouvé sa guitare, celle qui squattait surtout son dos durant ses récents concerts. Là aussi pour aérer ses uniques et très personnelles distorsions, et laisser échapper les colombes de la paix de la saturation. Les splendides Meg Ryan Eyez et Ionia, se rappellent ainsi à l’inoubliable souvenir de Steel Wound.
L’enchaînement final, All That You Love Will Be Eviscerated et Entropy In Blue, est aussi terrifiant que majestueux. Ereintant de par les émotions ambivalentes qu’il procure. Même après un sérieux nombre d’écoutes, on doute encore de qui entre l’humain et la machine ne retient pas ses cris lorsqu’il est jeté dans le feu.
The Centre Cannot Hold est un combat à mort. Entre l’humain et ses propres machines. Kasparov contre Deep Blue, qui gagne en profitant d’une erreur du programme. Ne cherchez plus la mornifle de l’année, ni quelle apocalypse vous invite à la transe. Dans l’amour et la violence, dis moi ce que tu panses.
Je ne connaissais pas Steel Wound sorti en 2003 et là…c’est pour la vie.