« And everywhere were pillars and cross archings of such a massiveness as Graham had never before seen, thick Titans of greasy, shining brickwork crushed beneath the vast weight of that complex city world, even as these anemic millions were crushed by its complexity. And everywhere were pale features, lean limbs, disfigurement and degradation. » H.G Wells – When the Sleeper Wake
Quand on connait bien la discographie du britannique, tout comme le rapport qu’il entretient ou a entretenu avec l’isolement, l’addiction et la ville de Londres, on est en droit de penser que le bouquin dont il s’inspire n’a pas été choisi uniquement pour son plein potentiel purement littéraire. When The Sleeper Wakes narre en effet les aventures d’un certain londonien nommé Graham, tombé dans un étrange coma narcotique à la fin du 19ème siècle pour finalement se réveiller 203 ans plus tard. Les intérêts maintenus sur son compte en banque pendant tout ce temps en ont fait l’homme le plus riche du monde. Un monde qui lui est devenu forcément complètement étranger, et où il peine à être le témoin impuissant de ses dérives totalitaires. Le disque de Ben Chatwin se concentre à mon avis sur toute la sève philosophique de certains concepts posés ou dérivés dans le livre, plutôt que sur les aventures révolutionnaires de Graham et de tout le contenu étiqueté science-fiction.
Chatwin est un musicien féru de concepts, de spiritualité et de théories. Certains de nos lecteurs avaient même témoigné de leur malaise face à certains liens vis à vis d’un créationnisme supposé, contenus dans le sublime And It Was So. La mention sur l’album du jour d’un titre baptisé Darwinism ne les rassurera peut-être pas, nous les invitons donc à se concentrer une nouvelle fois sur les intérêts strictement musicaux de la chose.
Supposons malgré tout que l’oeuvre en présence vient questionner notre relation au temps qui passe, au changement ou à l’évolution, et à tout ce qui nous échappe plus ou moins consciemment dans ce théâtre généralisé qu’est l’existence moderne. A notre capacité à nier notre caractère d’infime poussière et à vouloir absolument trouver du sens à tout. Voir plus loin, ce que cache le monde plutôt que ce qu’il a simplement à offrir. Un monde où les spirituels acceptent sans résignation de faire partie d’un plan préparé à un échelon supérieur, et où les autres s’imaginent maîtres de leur destin, obsédés plus que tout par l’apport personnel de leur note à la symphonie pathétique. Qu’adviendra-t-il de nous à l’aube du grand soir ? Ne vaut-il pas mieux mourir que de disparaître ?
On peut bien sûr aussi ne rien intellectualiser, envisager cet album uniquement sur le strict plan musical. Ainsi, avançons sans grands risques que celui qui a toujours témoigné de son affection particulière pour les efforts les plus romantiques de Mogwai est parvenu aujourd’hui à nourrir des accointances certaines avec le groupe écossais. Le magistral Sirius, où en trois accords le mec te fout par terre, en est sans doute l’exemple le mieux illustré. Un vieux dulcitone, associé à des instruments charnels (cordes et crins principalement) et à des synthétiseurs, apporte cet omniprésent caractère cristallin et carillonnant. Certains regretteront peut-être d’ailleurs que ce son si clair (néanmoins jamais lisse ou naïf) ai pris le pas sur toute la disto qu’on affectionnait tant dans les plus beaux disques du britannique. D’autres se réjouiront de l’apport du dulcimer, et de l’art maîtrisé du pizzicato de William Ryan Fritch sur In the Fire ou Darwinism. Sans même parler des cavalcades de 203 Years et/ou Mirroring, parfaites retranscriptions d’un rêve éveillé où l’éther tutoie la ouate et les brumes opaques qu’affectionnent les âmes grises. A titre forcément personnel, je vais me permettre de regretter la trop courte durée de jolis titres comme Utopia et A Story of The Days To Come, ainsi que le caractère ronflant un peu trop marqué de certains synthétiseurs, plus particulièrement sur le titre en clôture, en lui même tout un symbole : Insomnia.
Les albums de Ben Chatwin sont individuellement bien trop différents pour qu’on s’essaie à spéculer sur le caractère essentiel de ce dernier dans sa discographie toute entière. A une époque où le meilleur n’est sûrement plus à venir, le britannique continue en tous cas de composer des disques qui accompagnent et revigorent le désenchantement ambiant. Ne serait-ce que pour ça, considérons ce disque comme une invitation à l’évasion, à la (re)découverte d’un artiste dont la « pratique » de l’émotion est déjà une petite révolution.