En plus de vingt ans de carrière, Autechre (Sean Booth et Rob Brown) n’a jamais cessé de déchaîner les passions. Leur discographie toute entière est un document, à inscrire dans un patrimoine électronique intemporel. Chacun émettra ses préférences et ses rejets parmi ses divers éléments. Je l’ai déjà fait moi même à maintes reprises ici et ailleurs.
Bien que la plupart de leurs observateurs s’accordent sur un point précis de rupture vers toujours plus de radicalité, j’émettrais aujourd’hui pour ma part un avis plus nuancé et en faveur d’une certaine continuité. Même à l’époque où le duo dressait des hommages à la culture rave, au rap instrumental ou à un ambient autrement plus contemplatif, leur musique était déjà pour moi à envisager à l’instar de leur relation à la mélodie : une devinette planquée dans un mystère emballé dans une énigme.
Autechre s’est toujours positionné en réformateur d’un genre qui n’en peut plus de crever, qu’ils ont très largement contribué à enfanter et qu’ils achèvent encore un peu plus à chaque fois qu’ils y reviennent. Parce que L’IDM n’est qu’un concept que leur logique n’intègre pas. Leur logique ne répond d’ailleurs qu’à elle même, il serait donc bien inutile de tenter de la décrypter.
Trois ans après un Exai que j’avais variablement apprécié, le duo publie, encore chez la maison Warp, un quintuple album d’une durée supérieure à quatre heures, uniquement au format digital. Les deux britanniques assomment, et se justifient plus ou moins bien de leur volonté de se situer au dessus de la mêlée, de la représentation populaire et éculée du bête et méchant disque. Mouais, encore plus quand on se souvient d’une époque pas si lointaine où ils précisaient que le micro-sillon était presque obligatoire pour appréhender leur musique comme elle le mérite (Tri Repetae). Accordons leur donc le droit d’évoluer, comme ils doivent nous autoriser à penser que même chez eux, la société du spectacle (et du commerce) a ses codes et ses chantres.
Quatre heures c’est long, indigeste, prétentieux, étouffant et juste inécoutable en une seule fois (sauf si on est pleinement dépourvu de toute vie sociale). En même temps, Elseq relève plus de l’encyclopédie que de l’album, du pavé empirique qu’il serait tout aussi vain de disséquer que de vouloir inscrire dans une cohérence narrative classique. Chaque partie conservera donc sa troublante identité.
N’attendez donc pas de moi un avis éclairé sur l’artwork ou sur l’intitulé des divers tracks. Il y a bien longtemps que j’ai renoncé à vouloir comprendre la musique d’Autechre. Je me la prends en pleine gueule, et je n’intellectualise plus rien.
Néanmoins, il convient ici de rétablir une vérité incontestable. J’avais lu sur un autre site (mort il y a peu), dans un brassin à situer bien en dessous du niveau de la mer, qu’Autechre avait toujours oeuvré pour faire oublier la dimension technique. C’est d’une imbécilité sans nom, puisque l’évolution de leur musique doit tout aux avancées technologiques et à la maîtrise technique (affolante) inhérente à ces divers éléments pour tout faire marcher ensemble. Les deux membres d’Autechre raisonnent avant tout en patchs, vst, samples, side chains, outil de synthèse modulaire, soft et hardware. Bref, en enchevêtrement de l’arsenal pour tisser la matrice. Et tout ça, c’est purement et simplement technique. En ceci, les britanniques redorent le blason des geeks absolus, ces grands tendres inadaptés, parfois mégalomanes, souvent prompts à construire un empire alternatif dont ils sont les héros dans quelques lignes de code.
Elseq m’évoque une maladie. Une infection psychique qui attaque par le derme, affectant peu à peu les circuits. Une odyssée en funambule au dessus d’un chaos qu’on pourrait modeler comme un muscle indécis. Un ventricule malade, une synapse qui pourrit. Une de ces longues missives complètement psychés dont on ne sait trop si Artaud l’écrit à sa propre destination ou à celle de son psy, tout en se secouant de la main gauche pour avoir l’impression que quelqu’un d’autre le fait pour lui.
Un tête à tête sur le fragile parapet qui me relie à cet autre moi. Parce que ça faisait bien longtemps que la musique d’Autechre ne m’avait pas aussi bien réconcilié avec tout ce qui m’embrase et ce qui me révulse en même temps chez elle. Sa froideur, sa distance, ce substrat d’humanité calfeutré dans les voilures (ce que d’autres scribouillards appellent « déshumanisé » malgré « le retour à la mélodie »). Tout ce qui place la musique d’Autechre au carrefour des sensations. Qui provoque ce confortable et terrifiant sentiment de nager en eaux troubles à l’intérieur de soi. Ce besoin de tout faire exploser, en sabordage, en autodafé du portrait, pour ensuite mieux se rassembler. A partir du laminé.
Je n’évoquerai pas les titres individuellement et en détails. Parce qu’ils le mériteraient presque tous, et surtout parce que je n’en ai pas l’envie. Je dirais simplement que la troisième partie a ma préférence (et ce même si les parties 1 et 4 sont excellentes et sans le moindre accroc). Le froissage de drone sur eastre, le rap sous opiacés de TBM2 et l’hallucinant mesh cinereaL… cet enchaînement est juste beau à en crever.
La deuxième partie (et un peu la cinquième aussi) me renverra à tout ce que je reprochais à Exai. A ces fresques bien trop longues, ces VST qui se tirent la bourre en mode random semi improvisé, ces idées en roues libres qui se perdent à tombeau ouvert, et tout ce que je reproche en général aux musiques qui font le pari du tout aléatoire.
Comme beaucoup d’autres grands disques d’Autechre, Elseq se verra affublé de la mention « musique du futur ». Grave erreur à mon sens. Ce disque, impressionnant techniquement de bout en bout, est parfaitement inscrit dans un présent incertain, violent, trouble et à défragmenter. Inadapté, juste par insoumission. Un « disque » à l’image du monde actuel, à écouter à très haute intensité. Semblable à celle d’une étreinte sur les braises de l’humanité. Comme si la vie en dépendait. Avant que tout n’explose.
« Je dirai* simplement » (antépénultième paragraphe). Sans « s », merci. Donc ça, c’était juste pour me venger, et pour faire chier.
Et en effet, en te lisant, on reconnaît certaines de tes expressions. Peu de personnes doivent trouver la musique d’ Autechre « belle à en crever », ce qui rend fort plaisant de voir cette expression attribuée à leur bordel. Pourtant, c’est triste, l’hyperbole a l’air moins sincère sur cette chronique d’Elseq.
C’est un peu désenchanté. Ça me rappelle cette chronique de Tomorrow’s Harvest de Boards of Canada, où l’on sentait un fan de la vieille époque, qui reconnaît le travail, qui reconnaît la qualité, qui reconnaît la beauté, mais qui a perdu de la passion en route, ou quelque chose qu’on ne saurait expliquer.
L’âge peut-être.
Sinon, au-delà de la forme, il y a le fond.
Déjà, je ne suis pas d’accord avec toi sur le fait que c’est une débilité sans nom de dire qu’ils veulent faire oublier la dimension technique. Tu as justement souligné le fait que ce n’est pas un album du futur, mais bien du présent. Et justement, je trouve qu’ils mettent ces nouvelles techniques, technologies, bidouillages du présent, au service de leurs nouveaux travaux, mais sans qu’on le sente de façon flagrante.
Bien sûr que si, on le sent, sois pas chiant, je le sais bien. Mais quand j’écoute Mesh cinereaL, je ne me dis pas « Putain ils ont une nouvelle machine c’est quoi ce son quel pattern ils utilisent? Ils l’ont loopé en 100vtg util 485w ? » Non, quand j’écoute mesh cinereaL, je me dis juste « Putain ça dégouline de partout, c’est beau, c’est plaintif, et cette basse qui arrive à 8min! Ils ont invité une énorme baleine qui avance lentement pendant que des bancs de poissons gravitent autour dans tous les sens. »
Pour moi, ils font oublier la dimension technique, car je ne me pose pas la question de comment ils ont fait, juste de pourquoi ils l’ont fait et pourquoi ça me fait autant plaisir de l’écouter. Si on ne retient que la musique, c’est que la dimension technique a réussi à se faire oublier.
Je te rejoins, elseq3 est grandiose. Pour TBM2, je trouve qu’ils se foutent un peu de nous, elle est vide, c’est comme une longue intro d’un morceau. Dont j’attends toujours la fin d’ailleurs.
Mais d’un autre point de vue, on peut considérer que c’est l’intro de Mesh cinereaL. Et alors là, d’accord; de toute façon je ne peux rien dire de négatif sur mesh cinereaL (à part peut-être la toute fin, que j’ai trouvé un tout petit peu chiante, trop plaintive pour le coup).
Elseq1 est parfait, sombre, violent mais presque groovy (C16 tread deep putain!!). Cet ep rappelle vraiment les live de leur tournée (2014/2015) qu’ils ont mis en vente. Avec elseq4. Ce sont ceux qui prennent le moins leur temps, ce sont les plus urgents.
Elseq 2 est finalement le plus bordélique avec ely7canardlaqué qui donnerait presque le vomi, mais le vomi de confort, pas le vomi subi (je ne sais pas s’il y a un « t », j’ai la flemme de chercher, MERDE).
Le 4 est génial, le plus varié, et le 5 est beaucoup plus calme, avec des bonnes pièces à s’écouter allongé.
Il va falloir du temps pour tout digérer de toute façon. Mais ils sont grands. EXAI était génial, Elseq l’est tout autant, mais d’une façon encore différente. Morceaux plus longs, plus répétitifs (t’as intérêt d’aimer eastre par exemple, sinon t’es dans la merde..)
Je comptais pas écrire autant. C’est que je devais en avoir gros sur la patate, avec ce machin de 4h. Du coup pas de conclusion.