Malgré tous les efforts d’un label plus que jamais en bout de course, et bien aidé par une presse dite spécialisée étrangement toujours prompte à s’agenouiller à gorge déployée pour gratter trois invitations à un showcase entre consanguins, la sortie d’un disque d’Aphex Twin est-elle en 2018 encore un événement ? Encore plus quand l’artiste a lui même mis en ligne des kilogigabits d’inédits ? Pour ce qu’il reste de « l’industrie », ça ne fait aucun doute. Pour les fans historiques ou même pour l’auditeur néophyte, ça commence sévèrement à se compliquer.
Rendons néanmoins à l’empereur les lauriers qui lui appartiennent. Richard D. James est une légende qui a à jamais transformé le paysage électronique et son histoire. Selected Ambient Works, Drukqs et Surfing On Sine Waves (sous l’avatar Polygon Window) sont des chefs d’oeuvres intemporels, qui continueront de suriner les platines pour les siècles des siècles. Les fervents supporters de ses travaux acid techno pourront rajouter ses séries Analord et Analogue Bubblebath sortis chez Rephlex aux rayons de l’indispensablité.
En plus d’être un artiste visionnaire et hors-normes, AFX, c’est également une personnalité iconoclaste complètement vrillée. Un geek absolu, doté d’une créativité débordante, pianiste et electronicien émérite, qui a rendu plusieurs générations de nerds autistes fiers de leur ascétisme digital. Et c’est surtout un type qui n’en a jamais rien eu à foutre de quoi que ce soit. Du moment qu’il est payé, très cher, pour distiller ses décoctions toxiques, aussi bien en studio que sur scène.
Après treize ans d’un interminable hiatus, Syro devait en 2014 signer le retour de l’anglais sur le devant de la scène. Je reste encore aujourd’hui persuadé que ce disque était une blague, crachée à la gueule de Warp pour satisfaire de probables obligations contractuelles. Malgré ses quelques fulgurances, Syro était une compilation de morceaux plus ou moins remaniés qui devaient moisir au fond d’un disque dur depuis peut-être vingt ans. Une usine à gaz sans queue ni tête impossible à condenser, où AFX se révélait en caricature de sa propre trollitude. Comme pour déboulonner sa propre statue, sans que le label et les auditeurs n’y trouvent rien à redire. Ce disque m’avait surtout laissé un goût de pathétique (et une chronique qui l’était tout autant), qui semblait refléter la fin d’une ère. Aphex n’était plus qu’une marque et son logo, déclinable à l’infini de par la somme d’archives disponible, que Warp fossoyait à l’envie pour capitaliser sur ce qu’il restait : un instrument de nostalgie.
Cheetah, sorti il y a deux ans, était sans doute un peu moins une escroquerie et plus digeste de par sa durée divisée de moitié, mais témoignait de cette même vérité ô combien douloureuse : Aphex Twin et Warp n’ont absolument plus rien à (se) dire.
J’ai donc jeté une oreille attentive à Collapse EP, officiellement sorti il y a quelques jours, avec craintes et une certaine réticence. Et si c’est malgré tout ce que le britannique a sorti de meilleur en quinze ans, il convient de lui filer un zéro pointé sur l’échelle Gad Elmaleh du renouvellement.
Collapse m’apparaît surtout comme une très intelligente (et opportuniste) fusion des périodes Drukqs et The Tuss. Celles des multiples et improbables ponts échevelés dans un même titre. Là où les breakbeats ciselés danse la polka par dessus l’acidité. Où l’alliance des texture cristallines et de l’ébulition rythmique fait de nobles ravages, grâce à ces synthés désuets qu’on avait cru siens tant il sait les utiliser comme personne. Si t69 Collapse (dans sa version originale comme dans sa durichroma) aurait sans le moindre souci pu siéger sur Drukqs il y a dix-sept ans, il est quand même un peu moins savoureux au fil des écoutes sans l’inspiré et épilleptique support visuel qui lui a été associé à sa sortie. A long terme, je lui préfère le bouncy badass 1st 44 et le bouillonnant MT1 t29r2, où j’avoue conserver un sourire intact et carnassier pendant un bon moment. Ne serait-ce que pour ça, cette sortie a le don de calmer quelques aigreurs.
Malheureusement, les deux derniers titres (abundance10edit et phtex) me semblent plus poussifs, étirés à l’excès et en roues libres, contenant des longueurs certaines, et surtout empreints de tout ce que je pouvais reprocher aux titres de Syro. L’euphorie est donc au final assez maigre, et pas du tout à la hauteur du barnum de com’ planté par Warp. La sélection est meilleure, mais le sirop a le même goût, et j’ai pas beaucoup tussé.
Au fond, dans ce disque, je n’y ai encore une fois trouvé que de la nostalgie. Des images subliminales m’ont furtivement traversé lors des martèlements et des nappes signatures, mais c’était celles d’un sourire déformé qui a perdu toutes ses dents. Peut-être que pour moi le train Aphex Twin est passé, et que je suis une gare parfaitement désaffectée. Peut-être que certains montront en marche et auront la bonne idée de regarder dans le rétro. Pour s’offrir ce qui à une époque, fut mon eldorado.
Ce qui me dérange le plus est assez difficile à formuler. Parce que je ne veux pas me poser en vulgaire artisan du « c’était mieux avant ». On peut reprocher à un artiste qu’on a adulé sa fainéantise. Mais c’est un droit au fond tout à fait fondamental, que je pratique moi même à l’excès. Le réel problème chez AFX est pour moi ce que Warp en a fait. Un caniche rose qu’on sort de sa boite tous les 2-3 ans pour s’assurer une perfusion de plus. Une anecdote supplémentaire à l’heure du roi streaming. Outre la métaphore douteuse, ceci vient poser une véritable question de direction artistique. Mais il paraît que ce n’est plus vraiment d’actualité dans le musique jeu. Pour ça et pour bien d’autres choses, Warp est plus que jamais un label qu’il serait courageux d’abattre quand il a justement encore quelques vaches sacrées à perdre. Parce que quand on a commencé à étrangler le chat, il faut savoir le finir.
« Bref, j’aime pas l’Acid. »
Moi il m’emporte avec lui, à chaque disque c’est pareil ! Il applique la même formule mais il trouve toujours les bonnes mélodies. La chronique est pertinente mais je le la partage pas totalement.
La dernière fois que j’ai pris une claque avec Aphex, c’était avec Windowlicker. Eh oui, ça date de 1999 tout de même… Drukqs est un plaisir dans sa première moitié avant d’enchaîner avec une collection de morceaux insipides qui rendent l’album interminable. Analord alterne le bon et l’inutile. J’y vois déjà les prémices de Syro… De 2007 à 2014, il n’a rien sorti. Pour la période récente je rejoins l’avis du chroniqueur.
Heureusement, sa période 1991-1999 est tout simplement sans égale, et ça me suffit amplement.
Bonne chronique, je pensais être le seul à ne pas avoir sourcillé à l’écoute de la chose. Ça m’apprendra à me confronter aux forums de WATMM, qui ont tiré la ch(i)asse sur leur sens critique en bons fanboys qu’ils sont. Pour moi l’innovation n’est plus chez Richard depuis un moment…
Par contre j’attends aussi la review de l’incommensurable monstruosité d’Autechre, qui s’écoute d’un bloc ou ne s’écoute pas!
Salut !
Tout à fait d’accord avec d’autres commentaires, c’est toujours un plaisir de lire les chroniques de ce site ! Et marrant de trouver celle de ce dernier Ep d’Aphex, que j’ai en plus acheté en vinyl, consommateur compulsif que je suis, et tellement irrécupérable que je ne l’ai même pas encore écouté… Kaspar tu parles d’une critique de Syro, ça peut se lire quelque part ? A force de m’envoyer les dernières sorties musicales dans les portugaises à la sauce mp3, sûrement mal encodé, je crois que le goût s’est gâté, je vais donc attendre un peu d’avoir du matos correct avant de m’envoyer cette dernière galette warpienne.
Mandrill j’aimerais bien aussi trouver ici une critique du dernier mastodonte d’Autechre. A première vue ça semble inécoutable, pourtant j’avais bien apprécié Exai mais bon, je vais tout de même lui laisser une chance !
Encore une fois, au plaisir de revenir régulièrement ici !
À trop vouloir y mettre les formes on a tendance à durcir un peu trop les contours.
Ça vaut pour nous comme pour lui. Lui au moins a le mérite de toujours regarder en avant.
Je ne partage absolument pas votre avis. Cet homme, loin d’être fainéant, a toujours fasciné autant que dérangé et je suis heureux de faire encore parti de ceux qu’il réussit à emmener. C’est un monstre de travail avec une grande sensibilité, du gros matos et une bonne paire d’oreille. Il m’aura fallu plusieurs écoutes, à bon volume, pour être définitivement conquis (Ah tiens… C’était pareil pour Drukqs, et pour les Analord, et pour the Tuss, et pour Syro… On devrait s’y être habitué à force, mais comme tout s’expédie aujourd’hui…) et ça vallait vraiment le coup ! J’en ai même eu le tournis, un peu comme aprés une sieste trop longue pleine de rêveries étranges.
J’sais pas… Il y a ceux qui font, pis y a ceux qui démolissent, parce que c’est amusant et plus facile sans doute ! Je pense que ça doit pas être très agréable à 47 ans de galérer à trouver de la nouvelle bonne musique autre que la sienne…
Vous m’avez fait tiqué, j’ai pas trouvé votre article hyper juste. Votre prise de position à part, c’est dans la tournure que je ne me suis pas sentis à l’aise.
Bonne continuation !
Ouaip, c’est déchirant de l’admettre mais ça fait un moment que RDJ tourne sur une formule.
Avec ou sans Twin, AFX fait du AFX. Si on excepte les Analord, la toute dernière fois qu’il m’a épaté le cerveau et enchanté le cœur sous son nom (j’ai pas trop suivi les trucs parallèles comme The Tuss) c’est Drukqs, déjà un peu redondant avec ses premiers disques, qui est devenu la matrice de tout ce qu’il a fait depuis. Mais étant le premier disque que j’ai vu sortir après l’avoir découvert, je garde pour lui un certain affect. Parce que oui, on a le droit à un peu de subjectivité, tout de même, et ceux qui le découvriront avec ses disques récents les apprécieront sans doute davantage que les vieux c… que les plus vieux fans que nous sommes. ^^ C’est pas de la mauvaise musique, au fond. Mais on a déjà entendu ça, en mieux. Et plusieurs fois.
Ça confirme ma théorie perso de l’inévitable déclin des artistes musicaux « pop » (au sens large et originel, à savoir tout ce qui n’est ni jazz, ni classique, ni folklorique) : passés 10 ans de carrière, presque tous perdent de leur superbe et au mieux se tiennent à une formule sans plus se renouveler, au pire déclinent. Certains s’en sortent en succombant aux sirènes de la variété.
J’ai très peu de contre-exemples en tête, franchement. Mais ça n’empêche pas d’apprécier des œuvres tardives d’artistes qu’on a aimés passionnément, en ayant plus ou moins conscience que le meilleur est derrière lui/elle – et nous.
Mon plus vieux pote continue de suivre et d’apprécier chaque sortie de RDJ religieusement, il garde la foi, il a probablement déjà mis celui-ci dans sa playlist. Avec un tel enthousiasme que je n’ai même pas envie de lui dire que je trouve ces albums récents terriblement décevants. Au fond, je l’envie.
PS: Pour ma part, ce que je continue d’aimer envers et contre tout dans un univers proche, c’est Autechre. Je viens d’acheter le nouveau, là, le quadruple-double-album (8 disques, donc), j’ai même pas encore tout écouté! Je serais curieux d’en lire une chronique ici 😉
Elles sont quand même supers ces chroniques
merci pour cette chronique, de loin la plus pertinente de ce que j’ai pu lire sur les internets.