S’il exerce dans les travées du rap indé depuis déjà un bout de temps, le trentenaire lyonnais Anton Serra bénéficie depuis un peu moins de deux ans de l’exposition que lui offre le noble collectif/label l’Animalerie. Après un gratuit (2010 Bootleg), un album (Sale Gônes) et un maxi réalisé forcément en compagnie du beatmaker Oster Lapwass, son album Frandjos risque d’en faire baver plus d’un.
L’Animalerie avait dressé un panel de promesses impressionnant, autant sur le plan technique que dans la manière d’ériger l’auto-gestion en art de vivre. Le bouche à oreille, les talents incontestables d’écriture de Lucio Bukowski, tout comme les improvisations lettrées et épileptiques de Kacem Wapalek ont fait le reste. Je dois avouer que j’avais parfois un peu de mal à en imaginer certains transformer l’essai sur plus long format, force est de constater que je me suis trompé. A l’abri du flood et des tentatives de gonflages de cotes youtube, l’Animalerie s’impose plus que jamais comme un des poids lourd du rap français.
En France plus particulièrement, la blogosphère et la presse musicale « généraliste » sont de belles hypocrites. Si je devais le constater avec plus de nuance et moins de fiel, je dirais simplement que le rap en français est la victime d’un boycott assez impressionnant. Parce que la phallocratie socialiste 2.0 a fait de Abd Al Malik son modèle laïque (wesh Kadaz). Et parce qu’un « Motherfuck » est autrement plus « glam shine » qu’un « nique ta mère », elle a choisi de mettre en avant son versant originel américain et ce que le rap français conscient a souvent de plus chiant (tout le monde n’est pas Faycal). Il faut bien comprendre qu’il est autrement plus rassurant de s’agiter autour d’hymnes en anglais qu’on ne comprend pas vraiment. C’est chanté par des noirs, manifestement bien insérés dans le modèle capitaliste, puisque ils glorifient pour la plupart la richesse. C’est bien parce qu’ils sont loin, ne ressemblent pas aux sauvageons qui martyrisent la langue et squattent en bas de nos immeubles. Voilà qui donne à l’egotrip, au slackness volontairement misogyne, aux appels à l’embrasement généralisé un petit côté exotique. Pas de risques d’identification, c’est comme une carte postale sur les artworks, un petit bout de Staten Island à contempler au sommet des attiques.
Bref, loin de moi l’idée de faire le procès du rap yankee et de donner raison au torchon glorifié par les nouveaux soraliens. Je mets quand même un billet sur la tête de celui qui fera taire Youssoupha, et sur celui qui fera qu’un jour Eric Zemmour entendra ça ou ça. Il n’y pas pas de guillemets à l’oral je les y mets (wesh Rocard) : « Il existe un beau et brillant rap français ». Anton Serra en plus d’être blanc est provincial, voilà qui devrait calmer ceux pour qui la traversée du périph’ est un peu plus qu’un exercice de style.
Amateur d’univers aussi vaste que déséquilibré, Frandjos est un album qui brille de par sa désinvolture ludique, la variété de ses thématiques et la maîtrise de sa diction. Avec le recul nécessaire sur les dix glorieuses qui ont fait explosé le rap en France, le lyonnais manie l’exercice avec autant de folie que de sérieux. Cohabitent donc de franches séquences drôles, propres à la nostalgie enfantine, et des passages plus sérieux et extrêmement bien écrits sur les constats typiques du trentenaire pas con qui se posent d’augustes questions. Et ça avec cohérence dans l’exercice album, fait suffisamment rare pour être cité.
Anton Serra impressione dans l’authenticité avec laquelle il représente son coin et les siens, l’ouverture qui donne son nom à l’opus pose le ton. L’instru est mâchée mais pas les mots. S’en suit alors une jolie démonstration, où le plus noble des sentiments se trouve des liens et des accointances avec une classique addiction (Aimer tue). Sa version remixée se révèle en fin de tracklist encore plus convaincante, chapeau.
Il serait malhonnête de dire que j’ai tout aimé. L’instru et le discours nostalgico-elfique de J’voulais pas ne m’a pas touché, même s’il trouvera à coup sûr son public. Sans doute bien plus à mon avis que Why Not Groove, track où le lyonnais tombe un peu dans l’écueil de la prestation mi-toastée mi-rappée, propre aux instrus utilisant le skank jamaïcain. Maigre reproche, rassure toi lecteur, on est bien loin des vulgarisations chroniques de Jacky et Ben-J.
Je pourrais me contenter de dire que tout le reste est particulièrement séduisant. Mais parce que certains titres sont bien plus que ça, le court mais bien servi par un sample vocal soul Sans toi, est à citer en franche réussite pour qui aime les flows agressifs nuancés et dynamique. Soulignons aussi l’exceptionnel Navigator et son instru jazz, où superbe saxophone et contrebasse interviennent pour accompagner le soliste.
Le train-train pense qu’aux rails pour de beaux récifs
Avant de passer le sabre à bâbord, je rêve de sable fin
Ne pas s’y étendre quand tout s’achève, quelle misérable fin
Citons aussi Zaïro, qui ravira à n’en pas douter les amateurs de « rap-graffiti », qui prouve que le lyonnais aime bien faire le fou et a probablement écouté pendant de très longues heures les Beastie Boys. Cordes de mariachi, breakbeats bien lourds, Toujours le même thème est une jolie dédicace à la société qui donne des uniformes aux connards pour qu’on les reconnaisse. En compagnie d’Enapoinka, Serra apporte une suite plus qu’honorable à l’hommage à KRS One de NTM réalisé presque dix ans plus tôt.
Puis vient le temps des réjouissances pures. Oster Lapwass sait mieux que quiconque quelles instrus servent le mieux le style et la diction de Lucio Bukowski (do you remember Feu grégeois ?). Not’ville est dans un style (très très) différent une réussite implacable, comparable dans un autre esprit au Ma Ville de Psykick Lyrikah.
Ma ville engloutit tout, tous s’en vont dans son puits sans fond
Les vivants y rodent et trop nombreux demeurent sans ronds
Mais peu s’en font, veulent le fric comme un caïd rital
Pourquoi crois tu qu’pour réussir, ils prennent d’assaut la capitale ?
Ma ville te plante la plante des pieds, jardin des plantes sans pétales
Mais certainement pas sans épine, qu’elle multiplie mais sans les tables
Ma ville s’essouffle et souffre d’un souffle au cœur sans égal
Dissimulant ses morts au fin fond de ses dédales
Notre ville, un imaginaire où durant quatre saisons j’hiberne
Patrie de déracinés, mauvaises herbes et dieux s’y perdent
L’air froid d’une reine et les apparats d’une fille de joie
Dissimule ses quartiers populaires sous des fils de soie
S’en suit alors le forcément bien trop court Requiem pour un cauchemard. Petite cuillère pour un sale dessert. Titre sombre comme dans le rap il s’en fait peu. Tout ça avant que le phare de l’album, La carte de l’ignorance, en compagnie du jeune et pire que prometteur Nadir, ne s’élève comme un classique chef d’oeuvre du genre qu’on écoutera encore dans dix ans. Serra n’y kicke pas l’instru, il l’avale !
Même si toutes les (excellentes) instrus de Oster Lapwass ne raviront peut-être pas les nobles aigris qui continuent de se frotter le chibre contre une SP12 (je le fais moi même souvent, c’est très bon pour la peau), il contribue avec Dj Fly à plus qu’allègrement faire de Frandjos un excellent disque de rap français. Il est désormais temps de laisser les scribouillards qui font et défont la culture du fond de leur cerveau rance. Certains leur dressent la table pour mieux dévoiler la carte de l’ignorance.