Surtout connu pour son appartenance au trio B/B/S/ (avec Aidan Baker et Erik Skodvin aka Svarte Greiner et gérant de Miasmah) et celui qu’il compose régulièrement avec David Grubbs (Codeine, Gastr del Sol…) et Stefano Pilia, Andrea Belfi est pourtant tout sauf le rookie de l’année. Batteur et percussionniste fréquentant les keupons dans sa jeunesse, il s’est ensuite rapproché du rock instrumental « un poil » plus composé, et surtout des expérimentations électro-acoustiques. Même si discogs parvient à lui retracer un historique discographique âgé de plus de dix ans, j’ai tendance à perpétuellement revenir sur un seul et même élément particulier de son oeuvre : le magistral et hallucinant Wege de 2012 (Room 40). Entouré de pointures italiennes telles que Valerio Tricoli, Giuseppe Ielasi, Stefano Pilia (encore lui), il s’était également adjoint les services de Greg Haines (au violoncelle, si si) et de Machinefabriek (guitare) pour y développer la maîtrise de ses instruments de prédilection (percus et batterie), et surtout pour créer un origami expérimental aussi hypnotique qu’intraçable. En bref, Andrea Belfi s’était alors révélé pour moi comme un créateur de génie, un de ceux ne se réfugiant jamais derrière l’expérimentation ou le « contemporain » pour s’excuser de faire n’importe quoi. A l’instar de la très talentueuse française Bérangère Maximin, il est un habitué de la totale prise de risque et fait partie des très rares artistes à faire bouger les lignes d’une scène électro-acoustique bien trop cloisonnée.
Natura Morta. Est-il sérieusement nécessaire de vous proposer une traduction ? Nommer son album ainsi exprime en tous cas un parti pris pour le moins radical. Sur le plan musical, bien sûr, mais aussi parce qu’il le relie donc directement à un concept artistique bien connu des admirateurs de la corbeille de fruit du Caravage. La nature morte, et tout ce que ça comporte comme contradiction dans l’appellation même. Je vais être honnête, les disques où tout repose sur un concept éculé et un peu gratuitement abstrait, bah la plupart de temps, je trouve ça complètement foireux. Mais nous parlons d’Andrea Belfi, ce musicien de génie. Il vous est donc vivement recommandé de tremper votre oreille dans son trompe l’oeil.
Des schémas répétitifs tissent un canevas confortable pour poser l’oreille en focus. Les yeux se ferment. Des éléments plus nébuleux (larsens, field recordings, manipulations électroniques analogiques, bidouillages plus rudimentaires) interagissent gentiment pour que quelque chose de beaucoup plus insidieux et hypnotique prenne vie. Pour que l’inanimé s’anime. Pour que ces objets ou textures ostensiblement exposés ne soient pas que des cadavres, aussi exquis soient ils. Pour que ce qu’ils furent et ce qu’ils seront peut-être ne les enferme dans rien. Pas même dans cet instant présent ou dans cette captation morbide qui voudrait les pétrifier. Dans la musique d’Andrea Belfi, cousue de lignes et d’éléments fixes mais aussi de mouvements, de détails libres ou à la merci de l’aléatoire, chacun fera son exégèse autour de la répétition, du trompe l’oeil et de l’inertie de façade.
Au gré des six titres, on se délectera de ceux qui préparent l’oreille, de ceux où les objets créent des formes et où plus tard les formes créeront des objets. Parmi eux, citons plus particulièrement l’impressionnant et résolument hypnotique Roteano, le très expérimental et presque psychédélique Forme Creano Oggeti (proche dans le procédé de B ou D sur Wege) et la fresque bourdonnante Su Linee Rette, rythmiquement implacable, où l’italien joue avec notre frustration dans sa sage volonté de ne pas la faire basculer vers un krautrock trop attendu. Juste brillant et digne d’un Oren Ambarchi assagi.
Natura Morta est en plus enregistré dans des conditions d’exception. Un luxe rare mais nécessaire dont bon nombre de musiciens talentueux et labels sérieux devraient s’inspirer. Trop d’albums pourtant soignés en terme de composition résonnent malheureusement et bêtement « harsh » dans les contrées de l’indépendance. Le mastering parfait de Nils Frahm aide une nouvelle fois à parfaire le tableau. Natura Mortaest une oeuvre radicale mais maîtrisée, qui comptera cette année et qui confirme tout le bien qu’on pensait d’Andrea Belfi, ce musicien de génie qui devrait s’animer encore un peu plus dans les années à venir.