Derrière l’artwork « particulier » et l’obscur avatar qui l’accompagne, se cache un musicien qui a roulé sa bosse dans des projets qui ont relativement connu le succès critique et commercial. Au milieu des années 90 au sein de Flanger tout d’abord (référence futurejazz, easy listening et downtempo à l’époque chez Ninja Tune), accompagné par un autre zicos génial et tordu qui fait aujourd’hui le bonheur de raster-noton : Uwe Schmidt, que nos lecteurs connaissent mieux sous son pseudonyme Atom™. Bernd Friedman crée ensuite son propre label, Nonplace, sur lequel il sortira essentiellement ses propres réalisations et collaborations. Il fera également partie du trio Nine Horses, en compagnie de Steve Jansen et du légendaire David Sylvian. Le mec participe aujourd’hui à un nombre incalculable de projets, allant de l’ambient au funk/indus en passant par le dub chimique. Alors que beaucoup avaient déconnecté de ses péripéties musicales, le voilà qui nous revient sans bruit avec un Zokuhen assez surprenant.
Le constat est assez étrange. Voilà probablement au moins cinq ans que je n’ai pas écouté un album de Flanger, et je retrouve ici la griffe de Friedman comme si je ne l’avais jamais abandonnée. Surtout pour ce qui est de la fluidité du mix, sa manière de fusionner certains aspects jazz, dub et des rythmiques très africaines et/ou nippones. Ecouter Flanger de nos jours, et crier au génie sans remettre les choses dans leur contexte relève de la vaste blague. Ne nions pas l’évidence, même si les compositions de Friedman n’ont jamais rien eu de commun avec celles de Kruder & Dorfmeister ou Thievery Corporation, on comprend encore mieux aujourd’hui pourquoi ce genre de sons a pu être qualifié de « lounge » ou de « easy listening ». Fort heureusement, l’allemand s’est considérablement éloigné de ces territoires sonores surponcés. Le gars a évolué dans la confidentialité, et certains jugeront ses nouvelles escapades comme tout sauf anecdotiques. D’autres parleront même de génie…
Parce que putain ça groove (mot/verbe de merde à ne surtout jamais utiliser dans une chronique digne de ce nom) sèchement. Les puristes du jazz n’aimeront pas, comme d’habitude. Car le substrat est ici trempé dans des matières presque psychédéliques, voire hallucinogènes. Même si l’extrême fluidité ici déballée aurait bien mérité quelques aspérités, le potentiel hypnotique de cet album est assez important. Les parties rythmiques sont même assez impressionnantes, même pour les aigris. L’allemand paye son lot de kalimbas et autres percussions étranges, pas toute sorties uniquement de son Korg. Les aspects très binaires, propices à la danse, revêtent d’ailleurs une tenue tribale et parfois presque martiale. C’est beau, et très varié en terme de textures. L’intégration de (faux je pense) cuivres et de (vraies) guitares électriques, sur les excellents Riku Ro, Deku Nobo 2, En Bu 2 et Kon Ki relève même du coup de maître. Tout comme l’apport du sarod, instrument étrange et peu utilisé qui brille de ses mille feux dans le coeur même de cet album. Y a même un moment où on oublie que ça ressemble à du dub ou qu’il y a ici des effluves un peu world. Place aux stigmates sur les voies de la perception. Pour une fois, King Tubby, Lee Perry et Augustus Pablo n’ont pas été volés sans vergogne. (C’est toi, plus ou moins jeune dreadeux crado du Forez que je regarde avec mépris.) Il est ici question de création pure, avec une part forcément très légère laissée au sampling, qui laissera des traces dans l’imaginaire des glorieuses âmes aventureuses.
Déjà sold out (la version vinyle) chez la plupart des mailorders, Zokuhen n’a même pas eu besoin de promotion proprement dite pour se vendre comme des pochons de beuh. Il n’y a nulle part le moindre extrait vidéo ou audio que je puisse vous faire partager, pour un peu plus vous convaincre d’y jeter une oreille. L’écoute intégrale est possible ici. Point donc besoin de recommandation supplémentaire. Que ceux qui pensaient qu’on ne pouvait assimiler et mixer au 21ème siècle les héritages de Funkadelic, Georges Clinton, Lee Perry ou de la famille Kuti se prennent la première pierre. L’occident ne pervertit pas toujours tout ce qu’il touche. Fait suffisamment rare pour être aujourd’hui signalé.