A l’aube des folles années 90, la gauche miterrandienne est encore au pouvoir. Internet, l’euro, Hanounah, En marche et PNL n’existent pas encore. C’est un autre fléau qui décime les corps et les esprits. Ce qui quelques années plus tôt était encore appelé « peste homosexuelle » ou « cancer toxicomane » porte désormais un nom légèrement plus scientifique : le SIDA.
Le jeune et beau Nathan, malgré de nombreuses prises de risques, n’est pas contaminé par la maladie. Il rejoint pourtant Act’Up, une association de malades connue pour ses actions radicales et spectaculaires. Plutôt timide et pudique, il est immédiatement impressionné par le militantisme débridé du groupe, par le vent de liberté qui rythme chaque prise de position individuelle. La beauté froide et fragile de Sean, malade et habité, est un autre sujet de motivation non négligeable. L’immense majorité des membres d’Act Up ont un point commun. Ils vont mourir, mais refusent de le faire en silence, et résisteront jusqu’à leur dernier souffle de vie.
Rarement, une oeuvre de fiction française n’aura aussi bien maîtrisé le complexe exercice de style qui est de filmer la parole et le militantisme sans la moindre ambition documentaire. Robin Campillo parvient même à rendre une AG passionnante et drôle. Magie du cinéma que de transcender ce qui dans la vraie vie n’existe pas. Doit-on pour autant considérer 120 battements par minute comme un film politique ? A cette question, le fulgurant Jean-Luc Godard avait une réponse particulièrement adaptée aux superlatifs militants qui entourent la sortie du film. 120 battements par minute filme le politique mais ne filme pas politiquement, car en dépit d’une très belle image et d’un montage jamais critiquable, on cherche encore la pensée et l’empreinte politique du cinéaste.
Pour ma part, j’imagine que Robin Campillo est très largement dépassé par l’emballement suscité par son film, et n’avait peut-être même pas l’ambition d’en faire un pamphlet politique. Je pense qu’Act’up et le SIDA ne sont qu’une seule et même toile de fond pour filmer autre chose. De l’inégalité, du bancal, de l’imparfait, du névrotique : rien que de l’humain dans une histoire d’amour entre des forces vives qui ne mourront pas sans fureur.
Si 120 battements par minute n’est en aucun cas le chef d’oeuvre annoncé comme tel, il demeure un film parfaitement recommandable pour bien des raisons. On est donc très loin des sentences plus que pauvres intellectuellement, l’inscrivant je cite comme « un symbole téléramesque bobo-gauchiste de bien-pensance ». La bien-pensance, c’est la nouvelle suspicion en vogue à l’encontre du complot mondial emphatique. Sauf que ça ne dit rien sur le fond. Et peut-on ne serait-ce qu’un instant imaginer comme qualitatif, subversif et underground, un film dont la morale serait : « le SIDA, du cool, du fun, en plus ça guérit les déviances ». Soyons sérieux, 120 BPM n’est pas de ces films qui prennent le spectateur en otage dans l’emphase ou dans le mélo. Et soyons clairs, ça faisait partie des risques.
Outre sa capacité à filmer la parole, son montage nerveux et ses comédiens impeccables jusque dans les plus petits rôles, 120 BPM a pour qualités principales, tout d’abord, de rendre hommage à Act’Up sans retranscrire à l’écran ses figures tutélaires (Didier Lestrade pour ne citer que lui) et sans omettre ses excès, ses contradictions et ses dissidences internes.
A une heure où nous vivons un désert idéologique, où la majeure partie du militantisme 2.0 (anti-fascisme néo-féministe anti-spéciste frugivore eco-responsable gender friendly) se rencontre presque uniquement au sein de la classe bourgeoise opportuniste en crise identitaire, il est de bon ton de raviver cette fièvre militante purement viscérale et prolétaire des 90’s. Où l’on pouvait dire pédé, gouine, bite et chatte sans choquer le nouvel ordre moral.
Campillo montre d’ailleurs très bien comment Act’up a dépoussiéré l’action politique dans une véritable tentative de démocratie participative interne. Le slogan « des molécules pour qu’on s’encule » est encore aujourd’hui particulièrement priceless. On y voit très bien les différences de partis pris entre l’insouciante et désinvolte Act’up et AIDES, par exemple, qui sont eux des professionnels de l’associatif rompus aux négociations, aux compromis et au lobbyisme politique.
Comme dit plus haut, si 120 BPM est certes une belle fiction historique de solidarité, c’est surtout une belle histoire d’amour moderne entre deux tempéraments opposés. Dans leurs imperfections, leurs différences et inégalités, leurs non-dits et leur attachement à l’engagement relatif, Nathan et Sean s’aiment comme ils peuvent avec ce qu’ils sont. Cette relation est pour moi un film dans le film, et s’élève comme une autre subtile métaphore de lutte du vivant contre la fatalité. Sans rien spoiler, la dernière action de Nathan a d’ailleurs quelque chose de très particulier, comme si Campillo avait voulu souligner que son héroïsme n’est pas dévot, mais humain et donc parfaitement imparfait.
Malgré ses incontestables qualités, 120 BPM tombe aussi dans certains écueils. Certains plans et effets de caméra, particulièrement cette pauvre métaphore de fleuves de sang et ces tentatives métaphysiques lors de transes au Queen ou au Pulp sous mauvaise house (à l’époque, c’était déjà pourri), sont pour moi de vaines tentatives vainement « auteuristes » très mal maîtrisées.
Je trouve également que Campillo ne fait que survoler certains sujets. Notamment comment, même au sein de la « communauté » homosexuelle, les malades et donc les membres d’Act Up, étaient vus comme des pestiférés et des entraves mortifères à la légèreté d’une époque. La « gay pride » est d’ailleurs qualifiée par Act’up comme une fête de zombies. Un constat qu’on pourrait encore faire aujourd’hui.
Campillo omet, sans doute plus ou moins volontairement, qu’outre leurs actions légitimes, les membres d’Act Up pouvaient avoir un discours dépassant allégrement le culpabilisant à l’encontre de celles et ceux, contaminés ou non, homos ou hétéros, qui dans la transparence revendiquaient leurs prises de risques et leur rejet total du préservatif. Act’up les accusait de crime contre l’humanité. Certains de leurs travers bien réels et certaines de leurs diatribes ont sans nuls doutes participé à leur ostracisation.
Pour finir, Campillo a su aller très loin dans sa manière de filmer l’amour et la sexualité. Il est donc particulièrement regrettable qu’il n’est pas élargi ce postulat à sa façon de filmer la maladie. Ses personnages sont tous un peu trop beaux et un peu trop frais pour illustrer l’agonie à venir. Les lésions de Kaposi sont un peu acnéiques dans son film. A l’époque, les trithérapies n’existaient pas. La maladie n’attendait pas la totale défection du système immunitaire pour achever son labeur. Pour avoir très longtemps travaillé au contact de malades du sida, je peux garantir que les patients pourrissaient sur place avant de crever. Parce qu’à l’époque, oui, on crevait littéralement. Sans lui demander d’aller jusqu’à faire du Michel Franco, j’aurais bien aimé que Campillo illustre avec plus de justesse une réalité qu’il connait forcément.
Bien loin de la dictature émotionnelle à laquelle on le limite et qu’il inspire dans des salles bondées, où les séances se terminent sous un concert de claquements de doigts… 120 battements par minute n’est pas un chef d’oeuvre mais une belle histoire d’amour et de militantisme à très justement recommander. Aujourd’hui hissé au rang d’indispensable monument cinématographique par des médias qui à l’époque jugeaient les militants d’Act’Up comme terroristes, et par des politiques qui n’ont rien fait pour enrayer l’épidémie, l’accueil fait au film illustre parfaitement l’hypocrisie et la malhonnêteté d’une époque, où la société du spectacle est plus que jamais et moins que demain totalement schizophrène. Ça non plus, ce n’était pas prévu. Contrairement aux futures récompenses des Césars… mais ne soyons pas chafouins. 120 BPM le mérite autrement plus que ce navet raciste et démagogique que restera à tout jamais Divines.